google6a3fa170c1192d09.html 100cosecosi 100cosecosi: Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ?

lunedì 30 marzo 2009

Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ?


    On peut s'interroger sur l'essence de l'œuvre d'art en raison de la multiplicité des arts et des œuvres : elles ne semblent pas avoir en commun des caractéristiques qui justifient qu'on leur donne le même nom et qu'elles partagent la même essence.
Existe-t-il quelque chose de commun aux monuments de l'Acropole, à une symphonie quelconque, à une toile de Picasso, à un emballage de bâtiment public par Cristo, à une compression de César, à une pièce de théâtre de Boulevard, à un roman de gare et à la poésie de Baudelaire…  ?

Rien en apparence.

Sauf que dans tous les cas, il semble qu'on ait toujours trois éléments :

Une œuvre d'art est le produit ou l'effet de l'activité ou du projet d'un humain qu'on appelle un artiste.
Elle a pour caractéristique de s'adresser à un public (grand ou choisi) sur lequel elle a certains effets, comme des émotions, des engouements, un plaisir et la production de discours, l'ensemble étant le plus souvent liés à la beauté des oeuvres.
Elle est un objet en rapport avec les autres objets du monde dont elle semble dire quelque chose : il est courant de soutenir que les œuvres d'art représentent et/ou expriment quelque chose. Ce qui voudrait dire qu'elles renvoient à quelque chose d'autre qu'à elles-mêmes.

Est-ce à dire qu'on a ainsi défini l'essence d'une œuvre d'art ? Ne faudrait-il pas soutenir qu'une œuvre d'art, c'est un bel objet, qui représente ou exprime quelque chose et qui est produit par un artiste en vue de créer une impression sur un public ? Auquel cas, elle serait faite de ces trois rapports : à un auteur, à un public et au réel.

    Mais alors :

Pourquoi certains objets réputés d'art aujourd'hui ne l'ont-ils pas toujours été ? Pourquoi certains objets qui n'étaient pas initialement des œuvres d'art, comme les peintures rupestres, des masques, des parures…, le sont-ils devenus ? Pourquoi certains, en perdant leur fonction initiale : rituelle, religieuse, magique, ont-ils acquis ce statut d'œuvre d'art et pas d'autres ? Qu'est-ce qui justifie ces changements de statut ?

Pourquoi des variations de jugements d'une époque à une autre ? Comment a-t-on pu refuser le statut d'œuvre d'art à des objets affirmés comme tels par leurs auteurs et que nous avons fini par tenir pour tels ? Pourquoi par exemple les premières toiles impressionnistes, les dernières statues de Rodin, Madame Bovary, Les demoiselles d'Avignon ou les graphes et le rock n'ont pas été ou ne sont pas tenus pour de l'art ? Pourquoi finir par le refuser à d'autres qui d'abord sont passées pour des œuvres d'art ?

Pourquoi des variations de jugements d'un public à un autre ? Pourquoi certaines reproductions de peintures ou de dessins lassent-elles ou font-elles sourire les amateurs d'art ? Inversement, pourquoi certaines œuvres reconnues comme œuvres d'art en cela qu'elles sont dans des Musées ne passent pas pour telles auprès du grand public qui juge que ce n'est pas de l'art, mais de l'escroquerie ?

 Pourquoi reconnaître comme artiste des individus qui ne se considèrent pas comme tels et par ailleurs refuser ce titre à certains de ceux qui le revendiquent ?

Pourquoi tous ces malentendus entre auteurs et public, entre différents publics au sujet des œuvres, de leur beauté, de leur expressivité ou de ce qu'elles représentent ?

 En somme, si pour pouvoir dire qu'un objet est une œuvre d'art, il faut que les trois éléments que sont l'artiste, le public et un certain rapport de l'œuvre au réel soient présents, reconnaissons que ces trois éléments n'apparaissent pas de manière simultanée et harmonieuse.

C'est lorsque la présence de l'un des trois parvient à entraîner celle des deux autres qu'un objet devient d'art.
C'est parce que tel objet est beau qu'un public dira qu'il est une œuvre d'art et donc que son auteur est un artiste. C'est parce que l'auteur de telle œuvre est un artiste qu'on lui trouvera de la beauté ou des qualités esthétiques. C'est parce qu'un objet est expressif ou qu'il représente avec force quelque chose qu'il sera tenu pour une oeuvre d'art par un public et c'est parce qu'il a ces qualités qu'on va finir par le trouver beau.

Mais si l'un des trois suscite les deux autres, n'en est-il pas un qui soit déterminant ? Et si tel est le cas, lequel des trois éléments est-il décisif ? Lequel des trois détermine-t-il les deux autres ?  L'artiste, c'est-à-dire la création artistique ? Le public, c'est-à-dire les appréciations d'un public ? L'œuvre en tant qu'elle représente ou exprime quelque chose, c'est-à-dire la nature de l'objet et son rapport au monde ?

Nous avons là trois points de vue possibles et trois questions par lesquelles il sera peut-être possible de savoir en quoi consiste une œuvre d'art :

    1 ) Point de vue de l'artiste, de la création. Et si une œuvre d'art, c'était tout d'abord et essentiellement ce que fait un artiste ? En somme, pourvu que celui qui produit une œuvre soit un authentique artiste, alors il ne fait pas de doute que ses œuvres seront belles et expressives et donc qu'elles finiront par être reconnues comme des œuvres d'art.
Soit, mais alors qu'est-ce qu'un artiste ? Et qu'est-ce qui caractérise la création artistique ?

    2 ) Point de vue du spectateur, de l'effet. Et si une œuvre d'art, ce n'était finalement que ce qui est socialement tenu pour tel ? Et si c'était les jugements des spectateurs qui décidaient de tout : des qualités qui font qu'une œuvre est d'art et donc de qui est un artiste ? Soit, mais puisqu'il n'y a pas de jugement sans critère et que ces critères ne sont ni arbitraires ni singuliers sans quoi les jugements des spectateurs ne seraient pas si souvent convergeants, sur quoi se fondent-ils ? Sur les effets que les objets ont sur le public ? Soit, mais lesquels ? Comment l'œuvre d'art parvient-elle à les provoquer ? Sa beauté ? Mais qu'est-ce la beauté d'une œuvre d'art ? Et est-elle réellement la cause des effets qu'on lui reconnaît ?

    3 ) Point de vue de l'œuvre en tant qu'elle représente ou exprime quelque chose. Et si une œuvre d'art, c'était un objet, un quelque chose qui se signale par un rapport au monde, un rapport particulier avec les objets du monde ? D'accord, mais quels sont les rapports si particuliers que les œuvres entretiennent avec le monde en général, avec le réel ? Qu'est-ce qu'un objet doit représenter ou exprimer pour être une œuvre d'art ?
________________________

Mise en garde : il ne faut pas confondre le point de vue de l'essence et celui de nos appréciations, confondre les œuvres d'art dans leur ensemble avec celles qu'on aime, croire que les œuvres que nous n'aimons pas ne sont pas des œuvres d'art : on n'est pas obligé d'aimer tout ce qui se fait en la matière et on ne doit pas rejeter en dehors de l'art des œuvres pour la seule raison que nous ne les comprenons pas ou qu'elles nous heurtent.
    En revanche, rien n'interdit, au sein de l'ensemble des œuvres d'art, d'établir une hiérarchie, de distinguer les œuvres d'art des chefs d'œuvre. Seulement, là encore, il faudra se garder de prendre nos appréciations immédiates pour un critère pertinent : le chef-d'oeuvre n'est pas nécessairement ce qui nous plaît, c'est l'excellence pour une œuvre d'art. Voilà qui nous ramène à la nécessité de définir l'essence des oeuvres d'art.
________________________

    On peut définir l'œuvre d'art par l'artiste et dire donc qu'une œuvre d'art, c'est ce que fait un artiste. On est d'autant plus tenté de répondre de cette manière à la question que certaines œuvres ne nous semblent pas immédiatement être des œuvres d'art et ne le sont que parce qu'on tient leurs auteurs pour des artistes.
    Seulement, cette réponse n'est pas satisfaisante : reste encore à savoir à quoi on reconnaît un artiste !

    I ) Qu'est-ce qu'un artiste ? Qu'est-ce que l'art ?
Point de vue de la création.

Sachant qu'on ne peut pas répondre à cette question en disant qu'un artiste est celui qui fait des œuvres d'art, sachant encore que l'on ne peut pas non plus y répondre en disant qu'il est celui qu'on tient pour tel socialement dans la mesure où nous appelons artistes des individus qui ne se sont jamais considérés comme tels et qui ne l'étaient pas pour leurs contemporains, mais qui le sont pour nous, comme par exemple les hommes qui ont peint les grottes de Lascaux, ou ceux qui ont construit des cathédrales…, on s'aperçoit que la question n'est pas si simple et qu'elle exige un long détour.

    Se demander ce qu'est un artiste, c'est d'abord s'interroger sur la notion et la réalité de l'art comme ce qui à son tour semble définir l'artiste. L'artiste étant celui qui exerce un art, qu'on associe toujours à un art.

        A ) Qu'est-ce que l'art ?

    Le mot art se retrouve dans un grand nombre d'expressions courantes qui sont si différentes les unes des autres qu'on peut se demander ce que peut bien vouloir dire ce mot : du grand art, avoir l'art et la manière, art de vivre, art culinaire, art de la guerre, art d'être grand-père, parler d'une activité comme d'un art, comme la médecine, la rhétorique…

    Que signifie-t-il donc ?

            1 ) Art et nature.

    Le mot art a une histoire chargée et longue : il vient du latin ars qui sert à traduire un mot grec : techné.
    Techné veut dire : métier au sens d'habileté, de savoir-faire, de méthode dans l'exercice d'une activité qui produit quelque chose, habileté acquise par apprentissage et qui repose sur des connaissances empiriques. L'art est donc ce qui caractérise une activité qui produit quelque chose qui s'ajoute à la nature, qu'il s'agisse d'un objet fabriqué ou d'une réalité qui n'est pas un objet comme un discours, un diagnostic ou la guérison, un poème…
Le mot art a donc, par définition, une connotation laudative : l'art est toujours efficace, bon, utile. Là où il y a de l'échec, des ratés, il n'y a pas d'art ou pas assez.

    C'est bien ce sens que l'on retrouve dans toutes les expressions en lesquelles on trouve le mot art : elles présentent toutes ce double aspect, celui de l'habileté acquise et celui de la production de quelque chose.

    Ce mot permet donc essentiellement de nommer la cause ou l'origine des choses qui sont produites par l'homme par opposition aux choses données, à ce qui est naturel. Il est d'ailleurs la racine du mot artificiel : est artificiel tout ce qui n'est pas naturel, c'est-à-dire tout ce que la nature n'a pas produit d'elle-même. Tout ce qui a été fait par la nature n'a donc pas été fait par l'art ou par art.

Facultatif

     Comment distinguer les productions naturelles de celles de l'art ?

    Pourquoi se poser la question ? Parce que certaines choses qui sont produites par la nature ressemblent à celles produites par l'art, soit par leurs formes une fois qu'elles sont faites, ce qui peut être troublant, soit par la manière avec laquelle elles sont produites, ce qui est encore plus troublant. C'est par exemple le cas de certaines pierres qui semblent être le fruit d'un travail, ou comme le dit Valéry, le cas d'un coquillage.
Mais c'est surtout le cas avec certains animaux, qui sont des êtres naturels, lorsqu'ils transforment eux aussi et de manière orientée, déterminée et non pas hasardeuse des éléments du milieu naturel dans le but de les adapter à leurs besoins. On pourrait dans ce cas parler de travail ou d'art comme on parle de travail et d'art pour parler des transformations que l'homme fait subir au milieu pour l'adapter à ses besoins. Or, nous ne le faisons pas d'ordinaire. Pourquoi ? Qu'est qui distingue la production par l'art des productions naturelles qu'il s'agisse de celles que les forces de la nature réalisent ou qu'il s'agisse de celles que réalisent certains êtres naturels ?

    La différence tient en une distinction : le mécanisme et les instincts d'un côté, la réflexion et la préméditation de l'autre. Telle est la thèse commune de Kant et de Marx sur la question. La représentation de ce qui va être produit ainsi que de la manière avec laquelle on va produire précède toujours la production elle-même. Et cette représentation est pensée : aperçue et réfléchie.
    Comment en être sûr puisque après tout nous ne pouvons pas dire en toute certitude que les abeilles ne pensent pas ? Nous pouvons l'affirmer parce que si les animaux qui transforment le milieu naturel pensaient eux aussi, ils ne feraient pas toujours la même chose et toujours de la même manière. Le fait de penser avant implique le fait de maîtriser son projet. Thèse de Pascal : les abeilles faisaient les mêmes ruches il y a mille ans.

Fin du passage facultatif.

Cette définition de l'art comme habileté acquise dans la production d'une chose ne nous est pas des plus utiles dans la mesure où elle ne permet de définir ni les artistes ni les œuvres d'art. Tout ce que l'on peut dire, c'est que les artistes sont, avec beaucoup d'autres, des gens de l'art et que les œuvres d'art sont des artifices parmi tous les autres.

    Mais, en outre, est-il vrai absolument parlant de dire que tout ce qui est artificiel est le produit de l'art, c'est-à-dire d'une habileté acquise par apprentissage, qui repose sur des connaissances empiriques ? Si tout art produit des objets ou des effets artificiels, est-il exact de dire que tous les artifices sont des ouvrages de l'art ? N'est-il pas vrai que l'on produit aussi des objets artificiels de manière industrielle ?

                2 ) Art et industrie.

    Identifier l'ensemble de l'artificiel aux ouvrages de l'art ne serait possible que s'il n'existait pas de production industrielle d'objets artificiels. Car la production industrielle s'oppose à la production par l'art en cela qu'elle ne se définit pas comme habileté acquise qui permet la production d'un bien ou de quelque chose, mais comme production collective, mécanisée, standardisée et techniquement divisée de produits.

On doit donc distinguer, au sein de ce qui est artificiel, la production d'ouvrages par l'art de la production de biens par l'industrie.

Soit, mais comment ? Plusieurs critères peuvent servir à établir la différence :

Le mode de production : la simple division sociale du travail est associée au mode de production artisanal tandis que la division technique du travail est associée au mode de production industriel. La mécanisation de la production elle n'est pas un bon critère : les productions artisanales peuvent être plus mécanisées que des productions industrielles.
Le produit du travail : les productions artisanales sont plus singularisées que les productions industrielles qui elles parce qu'elles sont standardisées peuvent être produites à l'identique en très grand nombre.
Les conditions intellectuelles : on peut éventuellement distinguer la production artisanale de la production industrielle par la présence dans cette dernière de connaissances scientifiques. L'industrie est indissociable de la technologie, c'est-à-dire de l'usage de techniques qui, à la différence des savoir-faire propres aux arts, reposent sur des connaissances scientifiques. Du reste, le mot technique lui-même sera introduit dans la langue française à la fin du dix-huitième siècle pour désigner des "techniques" qui ne reposent pas sur des connaissances empiriques, comme c'est le cas des arts, mais des connaissances scientifiques.

On opposera donc les ouvrages de l'art aux produits de l'industrie de telle sorte que si tout ce que l'homme ajoute à la nature est bien artificiel, la part qui revient à l'art comme tel est devenue moindre que celle qui revient à l'industrie.

A présent que se trouvent distingués : art et nature, art et industrie, on saisit mieux ce qu'est l'art en général.
Mais notre question est plus précise : qu'est-ce qu'un artiste ?
On pourrait répondre en disant que l'artiste n'est ni du côté de la nature, ni du côté de l'industrie et que ces œuvres ne sont ni des effets de la nature ni des produits industriels.
Seulement, il apparaît que l'artiste et les œuvres d'art ne sont pas les seuls à occuper cet espace de l'art au sens strict : on y trouve non seulement tous ceux qui produisent selon les règles d'un art donc d'abord et surtout tous les artisans.

D'où ces questions :

- A propos des hommes. Comment faire pour distinguer l'artiste de l'artisan puisqu'ils ont en commun d'être des hommes de l'art alors que l'usage nous invite à les distinguer ?
A propos des œuvres. Comment fait-on parallèlement pour distinguer leurs productions respectives, chose que nous faisons assez facilement en général, alors que rien ne semble distinguer ces deux types de production du point de vue de la production elle-même ?

        B ) Artisan et artiste.
Qu'est ce qui distingue un artiste d'un artisan ?
Qu'est-ce qu'il a que les autres n'ont pas ?
Qu'est-ce qu'il est que les autres ne sont pas ?

    A première vue, quoique nous ayons pris l'habitude de les distinguer, il apparaît d'abord qu'il n'existe entre eux pas de différences majeures, mais bien plutôt des points communs qui ne doivent en rien nous surprendre puisqu'ils sont tous des gens de l'art.

- La production d'une œuvre ou d'un ouvrage singuliers ou originaux du début jusqu'à la fin.
- Cette production est faite selon les règles de l'art, c'est-à-dire selon les méthodes, les procédés en usage, selon des techniques codifiées et selon des connaissances qui ne sont pas pour l'essentiel scientifiques, mais empiriques, produites par des inductions.
- Dans les deux cas, un apprentissage plus ou moins long est nécessaire, on ne s'improvise pas plus menuisier que chef d'orchestre. On ne peut pratiquer l'un ou l'autre sans acquérir et entretenir par le travail des savoir-faire et des connaissances. Ils sont des gens de l'art, ce qui est devenu rare. Gens de l'art veut dire des personnes qui disposent de savoir-faire complexes, élaborés et nombreux. Cela signifie qu'il leur faut travailler sans cesse pour entretenir ces savoir-faire. Contrairement à une idée répandue, l'artiste n'est pas celui qui, inspiré, parvient à créer sans effort. Il travaille et même beaucoup. Tout comme un sportif de haut niveau qui entretient sa maîtrise en l'exerçant. Aucun savoir-faire n'est en effet acquis définitivement : on peut s'en apercevoir simplement lorsqu'on réécrit au stylo après n'avoir pas écrit à la main pendant longtemps : la main est malhabile, l'écriture différente, la rapidité est perdue… L'art d'écrire vite et bien est à réapprendre.

    Ces points communs sont tels que, dans certains cas, on peut les confondre, les prendre l'un pour l'autre, à savoir, le plus souvent, prendre des artisans pour les artistes.
    Mais malgré les risques de confusion, il est d'usage de les distinguer très nettement. La preuve ? On a pour les artistes inventés l'expression Beaux-Arts pour différencier leurs arts de ceux des artisans.

    Mais comment les distinguer ? Selon quels critères ?

Pour répondre à cette question, observons que non seulement nous les distinguons, mais en outre, nous les hiérarchisons et ce, doublement. Soit on valorise l'artisan par rapport à l'artiste, le premier étant utile à quelque chose alors que le second est tenu pour farfelu, oisif et parasite. Soit au contraire, on valorise l'artiste par rapport à l'artisan parce qu'il a un talent, une originalité que l'autre n'a pas.

Ce qui fournit à notre question deux réponses, devenues presque des lieux communs, que l'on trouve exposée d'abord par Kant dans la Critique de la faculté de juger, à savoir :
l'artisan travaille tandis que l'artiste ne travaille pas. (Ce qui permet de comprendre qu'il puisse être méprisé : il est inutile, parasite social…)
on soutient aussi souvent que ce qui fait l'artiste, c'est un talent que n'a pas l'artisan ou dont il n'a pas besoin pour être ce qu'il est (Ce qui permet de comprendre que l'on puisse préférer l'artiste cette fois).

            1 ) L'artisan travaille, l'artiste non.

L'artisan travaille au sens où pour lui le produit de son travail n'est pas une fin en soi, mais un moyen de subsistance et au sens où ce qu'il produit est une valeur d'usage, c'est-à-dire quelque chose d'utile, quelque chose qui sera consommé ou utilisé par quelqu'un qui en a besoin.
L'artiste dans cette perspective ne travaille pas : le fruit de son activité n'est pas une valeur d'usage, quelque chose d'utile, qui sera consommé ou utilisé. Ce qui reste vrai même s'il œuvre pour de l'argent ou s'il le fait à la commande. Il n'appartient pas à la sphère marchande parce qu'il ne propose aucun bien ni aucun service au sens économique de ces termes. C'est pourquoi on peut dire que son activité est libre en cela que les œuvres qu'il produit ne sont déterminées quant à leur forme mais pas toujours quant à leur existence par aucune demande sociale. C'est d'ailleurs pour cette raison que beaucoup d'œuvres de commande furent refusées par leurs commanditaires  à qui elles ne plaisaient pas.

Ainsi, ce que l'artisan fabrique, la fin de son activité, sera toujours un moyen pour celui qui l'acquiert, alors que ce que fait l'artiste restera une fin en soi pour son acquéreur. Encore que l'on peut acheter des œuvres d'art à titre spéculatif, mais alors ce ne sont pas des œuvres que l'on achète, on fait un placement.

    " 3. L'art est également distinct du métier ; l'art est dit libéral, le métier est dit mercenaire. On considère le premier comme s'il pouvait obtenir de la finalité (réussir) qu'en tant que jeu, c'est-à-dire comme une activité en elle-même agréable ; on considère le second comme un travail, c'est-à-dire comme une activité qui est en elle-même désagréable et qui n'est attirante que par son effet (par exemple le salaire), et qui par conséquent peut-être imposée de manière contraignante."
Kant, Critique de la faculté de juger, § 43.

    Commentaire :

    Art et métier ou Beaux-Arts et artisanat.
    Libéral : libre, non assujetti à quelque chose d'extérieur, comme les besoins ou la subsistance. On pourrait dire aussi : gratuit, inutile, désintéressé. L'artiste ne crée pas pour l'argent mais pour créer.
    Mercenaire : le mercenaire est celui qui se vend, qui se bat en échange d'un salaire et non pour défendre une cause ou un pays, c'est-à-dire pour la victoire. Ici donc, mercenaire veut dire : effectué non pour le plaisir, pour la gloire, pour le faire, mais pour la rémunération, pour l'argent. L'art, c'est-à-dire l'artisanat, est intéressé, vénal.
    L'opposition repose finalement sur celle de liberté et de contrainte : l'artiste est libre tandis que l'artisan est contraint de travailler. Pour l'artiste, son activité est une fin en soi comme l'est le jeu : on joue pour jouer, pour l'artisan elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin extérieure à l'action et au produit de l'action : la rémunération et la subsistance.

    On peut toutefois trouver cette thèse en partie contestable : certains artistes travaillent pour l'argent et d'autres souffrent en travaillant.

    Qu'est-ce qui distingue une œuvre d'art d'une œuvre de l'art de ce point de vue ?

    KANT : puisque l'artiste ne produit pas de valeurs d'usage, ses œuvres ont la gratuité (absence d'utilité, de finalité donc) des choses naturelles sans toutefois être naturelles puisqu'elles sont bien le produit d'une activité technicisée. L'œuvre d'art est comme une chose naturelle dont on sait toutefois qu'elle est l'œuvre d'un homme.
    Cf : début du paragraphe 45.

    Par généralisation. Est œuvre d'art ce qui n'entre pas dans l'ordre de l'usage et des échanges marchands. Y compris donc les objets industriels dès lors qu'ils sont soustraits par décision à l'usage ou à l'échange, comme les urinoirs de Duchamp. Y compris les amas de choses incompréhensibles qui à l'évidence ne servent à rien.

        2 ) L'artiste : un artisan avec du génie en plus ?

            a ) Qu'est-ce que le génie ?

    Voilà ce qu'en dit Kant :

    "On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que l'originalité doit être sa première propriété ; 2° que l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu'il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent et il n'est pas en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres des préceptes, qui les mettaient à même de réaliser des produites semblables. (…) 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l'art ; et que cela n'est le cas que s'il s'agit des Beaux-arts. "
KANT, § 46 de la Critique de la faculté de juger.

    Commentaire :

1 ) L'originalité.

    Que le génie soit un talent signifie qu'il est un don naturel. A savoir : une aptitude, une capacité de faire quelque chose, de produire, mais qui n'a pas été acquise par apprentissage, comme tous les savoir-faire. C'est un savoir-faire qui n'a pas été appris, qui est inné donc.
C'est comme savoir-faire ou habileté qu'il faut entendre le mot règle ici. Les règles définissent des procédés, des manières de faire qui s'apprennent.

    Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose sans avoir appris à le faire.

    Mais, attention, ce savoir-faire inné n'est pas un savoir-faire qu'on pourrait apprendre, que ceux qui n'en sont pas doués pourraient acquérir par apprentissage. Avoir du talent, c'est être capable de faire ce qu'aucun apprentissage ne permettrait de faire.
Ce qui signifie que le génie ne dispense nullement celui qui en à de travailler et d'apprendre. Le talent ne permet pas de faire l'économie de l'apprentissage des règles d'un art puisqu'il ne permet pas de maîtriser de manière innée les règles qui s'enseignent : il permet de suivre des règles qui n'appartiennent pas (encore) à l'art et que personne ne connaît (encore).

    Avoir du talent ou du génie n'est donc pas la même chose qu'être doué en/pour quelque chose. Etre doué en/pour quelque chose, c'est avoir des facilités dans un apprentissage : celui qui est doué est celui qui comprend vite, qui saisit immédiatement l'esprit des règles enseignées et qui est capable de les employer rapidement et avec aisance. Or, si être doué, c'est être capable d'apprendre vite les règles d'un art ou d'une science, cela n'a rien à voir avec la capacité de faire des choses selon des règles qui ne s'enseignent pas.
    On doit donc pouvoir affirmer, puisqu'être doué et être talentueux ou génial sont des choses distinctes, qu'il est possible d'être plein de talent sans être doué et inversement tout comme on peut être à la fois doué et talentueux ou n'avoir ni l'une ni l'autre de ces caractéristiques.
  
Rq : Kant ne fait pas explicitement cette distinction entre être doué et avoir du génie, du moins pas sous cette forme, mais il distingue ailleurs le génie de l'esprit d'imitation qu'il définit comme facilité à apprendre, facilité qui se rencontre dans les arts comme dans les sciences et qui ne permet d'apprendre que ce qui est déjà connu ou ce qui pourrait l'être selon une règle qui elle est connue.

    Qu'est-ce qu'implique que le génie soit la maîtrise innée de règles encore inconnues ?

    Que les productions du génie sont originales puisqu'elles ne procèdent pas de règles connues et enseignées. Original veut dire qui n'a pas d'équivalent, qui ne ressemble à rien de connu, qui n'imite rien de déjà existant, qui est radicalement nouveau. Kant oppose ainsi l'imitation et le génie, la reproduction des choses connues et la création de choses originales.
    L'originalité, c'est l'irréductibilité des œuvres au connu, qu'il s'agisse des règles ou des œuvres connues.

Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose d'original, d'inouï,  d'incomparable, sans avoir appris à le faire et en dehors des règles connues.

Rq critique : En réalité, le lien entre l'originalité des œuvres et la possession de règles inaperçues n'est pas nécessaire : que le génie suive des règles inconnues n'implique pas logiquement que ces règles soient nouvelles et donc qu'elles permettent la création d'une chose originale.
On tombe là sur la difficulté qu'il y a à penser une histoire de l'art et donc des œuvres marquantes, exemplaires, lorsqu'on les met sur le compte du génie. En effet, la définition du génie comme talent naturel, comme don de la nature, comme connaissance innée de règles que l'artiste génial respecte sans les avoir acquises par apprentissage et sans les connaître par concept, pose le problème de l'articulation entre la nature qui fait don du génie et l'histoire de l'art. De deux choses l'une : ou bien la nature fait don à tous les artistes des mêmes savoir-faire innés et dans ce cas, l'originalité des œuvres est impossible, ou bien elle ne fait pas don à tous des mêmes choses, auquel cas l'originalité est compréhensible, mais la nature en devient mystérieusement comme une déesse qui préside à l'histoire de l'art et qui a elle-même une histoire. Ce qui du reste correspond assez bien à l'image qu'en ont donné les artistes qui précisément croyaient au génie, à l'inspiration ou aux Muses. Mais, pour peu qu'on refuse cette conception de la nature, l'existence même d'une histoire de l'art conduit à mettre en question la valeur explicative de cette notion de génie. Nous y reviendrons par un autre biais.

2 ) l'exemplarité.

    Il faut distinguer deux originalités : une qui est absurde, l'autre qui est exemplaire. Est absurde l'originalité d'une chose qui n'est que nouvelle, sans antécédent, est exemplaire l'originalité d'une chose qui pourra servir de modèle dont s'inspireront les autres créateurs. Les œuvres produites par le génie ne sont pas des imitations mais seront imitées et serviront à juger de la valeur des autres œuvres. L'exemplarité correspond donc à la valeur esthétique de l'œuvre, valeur qui lui vaudra d'être un exemple pour les autres.
Mais comment définir cette valeur esthétique ? Qu'est-ce qui fait la valeur d'une œuvre d'art ? Essentiellement deux types de choses : la beauté de l'œuvre et sa puissance expressive ou représentative. Nous en reparlerons dans la suite du cours. C'est la manière d'être belle, de rendre quelque chose ou de l'exprimer qui fait la valeur d'une œuvre d'art, donc son exemplarité.
    Les œuvres géniales ont donc deux fonctions en tant qu'elles sont exemplaires : elles servent de modèles et fournissent des critères de jugements esthétiques. Elles introduisent de nouvelles pratiques artistiques et de nouvelles évaluations esthétiques. Elles offrent de nouvelles possibilités expressives, de nouvelles langues et invitent à avoir un autre regard, une autre écoute.

Le génie, c'est ce qui permet de faire des oeuvres originales et exemplaires, c'est-à-dire de faire des œuvres remarquables en l'absence de règles à suivre ou de modèles à imiter.

    Rq 1 : L'originalité d'une œuvre ne doit pas être confondue avec son unicité. Une œuvre peut être originale et exister en plusieurs exemplaires, sans contradiction. L'originalité d'une œuvre d'art tient non pas à son caractère inimitable, mais à ce qu'elle n'est pas elle-même une imitation d'autre chose. L'original, c'est l'inimité et non l'inimitable. Car, si ce qui est original plaît, on peut parier qu'il sera imité.

    Rq 2 : Les temps ont changé : la disparition progressive de tout idéal esthétique, de toute norme esthétique a fait du nouveau comme tel un critère d'appréciation esthétique de premier ordre. Aujourd'hui, une des questions fondamentales des artistes comme des amateurs d'art est : "Est-ce que cela s'est déjà fait/vu ?" Pour le dire dans les termes de Kant : l'originalité prime sur l'exemplarité, ce qui explique qu'on pourra parfaitement tenir pour des œuvres d'art des objets dont la qualité principale est de n'avoir jamais été tenté, au risque qu'ils relèvent de ce que Kant appelle l'originalité absurde. C'est que l'art s'est en quelque sorte replié sur son histoire et que les artistes, grands connaisseurs d'art, cherchent souvent plus à faire date par du nouveau qu'à faire un chef-d'œuvre parce que cela n'a plus de sens : on ne fera pas mieux qu'avant, le mieux qu'on puisse faire, c'est autre chose qu'avant.
    Cette interprétation ne vaut que si on admet que l'art contemporain introduit une rupture dans l'histoire de l'art, rupture qui, en substance, est le deuil du beau. Parce qu'on peut aussi soutenir qu'il s'est opéré un simple déplacement de ce qui est tenu pour valable ou exemplaire, un déplacement qui serait si surprenant qu'il ferait croire à un simple rabattement de l'exemplarité sur l'originalité. Soit, mais quel déplacement ? Privilégier l'expression sur la représentation et négliger le beau comme tel.

3 ) l'inspiration.

Le génie est ce qui permet de bien faire, de réussir alors que rien n'indique ce qu'il faut faire pour bien faire et réussir. Il est au-delà des connaissances ou des règles de fabrication de quelque chose parce que ses gestes techniques à lui, ses manières de faire à lui, ses procédés ne sont pas conçus par celui qui les utilise, ne peuvent pas être explicités sous la forme d'une règle écrite ou verbale, sous la forme d'une procédure intégralement exposée, dite, donc transmissible.
    Pour un peintre, le choix des couleurs obéit sans doute à quelques règles : on peut par exemple ne choisir que des couleurs primaires et si c'est le cas, on n'utilisera pas d'autres couleurs, ce serait comme une faute, une infraction à la règle. Mais la règle n'en dit pas plus : le choix de telle couleur pour tel détail de tel objet n'est pas déterminé par une règle. Pourtant, celui qui a du talent ne mettra pas n'importe quelle couleur et cela rendra.

    Mais attention : il faut bien comprendre que ne pas savoir ce que l'on fait n'est pas la même chose que faire n'importe quoi. Le génie est celui qui sans savoir ce qu'il fait, le fait comme s'il le savait, c'est-à-dire le fait comme si ce qu'il fait obéit à des règles. Seulement, il ne sait pas quelles sont ces règles ni ne peut les connaître. Le génie est de l'ordre du comme si : il travaille comme s'il suivait des règles puisqu'il ne fait pas n'importe quoi, seulement, c'est "comme si" puisque ces règles ne sont même pas aperçues par l'artiste. On ne peut que supposer leur existence. Les supposer parce que sans elles, il n'y aurait pas de différence entre le génie et le n'importe quoi. Or, il y en a. Les supposer parce qu'elles ne sont pas suivies de manière délibérée, conscientes.

Le talent est donc plus que l'habileté qui s'acquiert par imitation. Il est au-delà de l'apprentissage, mais n'est rien sans apprentissage non plus puisque l'artiste doit tout de même apprendre une technique. Le talent, c'est ce qui ne s'apprend pas parce que ce qu'il permet de faire, celui qui le fait est incapable de le comprendre, de l'expliquer et donc d'en rendre compte sous la forme de règles qui pourraient être apprises, c'est-à-dire imitées.

On trouve déjà chez Platon (Apologie de Socrate ou Ménon) cette idée selon laquelle l'artiste doué est celui qui ne sait pas ce qu'il fait, qui ne peut pas rendre compte de son art, de sa manière de faire, et donc qu'il n'est pas sage ou savant puisque précisément, il ignore ce qu'il fait. Mais Platon se distingue de Kant en parlant d'inspiration divine et non de don naturel.

            b ) Le génie en question.

Dire que les œuvres d'art doivent leur existence au talent, au génie et que le génie, c'est un don, c'est ce qui est au-delà des règles, ce qui est irréductible à l'art, est une thèse courante, mais insatisfaisante. Car, cette définition du génie est négative et sacralisante.

Négative en cela qu'elle ne dit pas ce qu'il est, mais l'oppose simplement à l'art : à la différence des règles des arts, les règles propres au génie ne sont pas apprises, ne sont pas conscientes et ne sont pas transmissibles. Elles sont au-delà d'elles et en tout point opposé à elles, c'est tout ce qu'on sait.
Sacralisante en cela que lorsqu'on tâche de dire en quoi elles consistent et surtout d'où elles viennent, on propose une sorte de déesse et on fait du génie l'élu de la nature.
Du reste, expliquer la création artistique par le génie se heurte à une observation toute simple : tous les artistes, y compris ceux qu'on dit géniaux, ne font pas toujours de bonnes choses. Comment rendre compte de l'échec d'un génie s'il est un génie ?

C'est pourquoi, cette explication des œuvres d'art par le génie est contestée par un grand nombre de penseurs et de savants et de bien des manières. A savoir : cette irréductibilité manifeste du travail de l'artiste au respect d'un certain nombre de règles de l'art, à l'artisanat en somme, et l'irréductibilité de l'œuvre à l'art, à des canons, cette liberté apparente de l'artiste qu'on met au compte de son talent, ont fait l'objet de toute une série de tentatives de réductions à des déterminations qui ne sont pas métaphysique, mais psychologiques, sociologiques, historiques, physiologiques, politiques ou idéologiques…
On tente ainsi de saisir l'œuvre comme intégralement déterminée et l'activité artistique comme saturée par des déterminations identifiables qui ne sont pas aperçues par l'artiste lui-même, mais qui ne sont pas du tout d'ordre esthétique ni même d'ordre technique et qui sont d'autant plus puissantes qu'elles sont inaperçues.
En somme, on fera jouer à certains processus psychologiques, sociaux, historiques, physiologiques ou politiques, processus identifiables par les spécialistes et inaperçus pour l'artiste, le rôle qu'on fait jouer à la nature lorsqu'on parle du génie : donner des règles à l'activité apparemment libre de l'artiste et imposer ainsi des formes déterminées aux œuvres créées et de telle sorte qu'en effet l'artiste ne sache rien de ce qu'il fait en réalité.

Ces substitutions permettent de donner des explications positives et non négatives que le génie ne donne pas, mais elle a aussi une fonction évaluatrice ou généalogique : la valeur des processus à l'origine de l'œuvre sert à déterminer la valeur de l'artiste et de l'œuvre. Mais quelle que soit cette origine, le génie s'en trouve remis en cause et l'artiste tenu pour génial désacralisé. Ce que ces tentatives d'explication rejettent, c'est l'élection de l'artiste, sa noblesse en quelque sorte.

Des exemples :

    Un exemple d'explication malveillante : celle d'ophtalmologistes qui expliquent les choix chromatiques de Van Gogh ainsi que sa touche écrasée et spiralée par une affection oculaire  causée par une substance présente dans l'absinthe et qui frappait les gros buveurs de cet alcool.
    Ce qui est malveillant dans cette explication qui est typique ces explications données par les cliniciens, c'est qu'elle met les caractéristiques originales et valorisées de son œuvre sur le compte de la maladie, de la pathologie. Les psychologues en particulier affectionnent ce type d'explication. Les analyses psychologisantes les plus diverses constituent en effet la forme la plus courante de la critique artistique, notamment littéraire.
    Rq : outre sa grossière malveillance, on notera son invraisemblance : pour que ses toiles représentent aux yeux de spectateurs sains la réalité telle qu'elle est perçue par les malades en question, il faudrait que le peintre ait été à la fois malade et sain : malade pour regarder la réalité et sain pour restituer sur la toile les défauts de la vision à ceux qui n'en souffrent pas!

    Un autre exemple d'explication, plus prudente, celle donnée par Freud. Dans Introduction à la psychanalyse, il explique que l'artiste doit son activité créatrice à des mécanismes qui s'apparentent à ceux de la production des rêves : les œuvres d'art qu'il crée lui offrent des satisfactions substitutives semblables à celles des rêves éveillés ou non. Il aurait une grande aptitude à sublimer et une faible capacité de refoulement : il exprimerait ainsi ses désirs dans ses œuvres.
    Mais Freud reconnaît par ailleurs que cette explication n'explique pas tout : que les œuvres d'art expriment des désirs n'explique pas comment l'artiste parvient à le faire de telle sorte  que cela plaise aux autres qui n'ont pas nécessairement les mêmes désirs ni comment il s'y prend pour que ses œuvres soient belles. C'est pourquoi il reconnaît à l'artiste un pouvoir mystérieux de représenter des désirs et des capacités d'embellissement qu'il n'explique pas.

Autre exemple : Marx qui, avec la même perplexité que Freud, tente d'expliquer dans Introduction générale à la critique de l'économie politique la production des œuvres de l'Antiquité grecque et leur impact sur les spectateurs de l'époque par la mythologie grecque elle-même déterminée par l'organisation sociale du peuple grec et donc par les formes et les forces de la production.
Seulement, il ajoute :

 " Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liées à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils  servent de normes, ils nous sont un modèle inaccessible. "

    Qu'on refuse le génie comme explication rend en l'occurrence incompréhensible qu'on puisse aimer des œuvres nées dans un contexte historique, social et idéologique disparu. S'ensuit une explication oiseuse qui consiste à comparer l'histoire de l'humanité à celle d'un homme et donc l'Antiquité à l'enfance de l'humanité, à partir de quoi Marx soutient que si on aime l'art grec, c'est pour les mêmes raisons que ce qui nous fait aimer notre enfance révolue : la naïveté, la fraîcheur…

    Que faut-il penser de ces tentatives d'explications de la création artistique qui refusent de s'en remettre au génie ?

    Etre une alternative à une explication insatisfaisante comme celle du génie ne suffit pas à les rendre valables : aucune de ces explications ne permet de comprendre ce qui fait que les œuvres plaisent ou sont tenues ou exemplaires d'un point de vue esthétique. Elles laissent échapper la spécificité des œuvres d'art ! Dès qu'on se passe du génie pour expliquer la création artistique, on n'explique pas tout. Mais si on le retient comme explication, on ne comprend pas plus de choses !
  
Et du point de vue de l'évaluation des œuvres, en expliquant la création par lui, on les sacralise toutes vainement, en les expliquant sans lui, on les dévalorise toutes à tort.

Rq : Si on met l'originalité sur le compte de processus inconscients ou plutôt inaperçus et qu'on soutient que l'art contemporain privilégie l'originalité par rapport à l'exemplarité, alors on soutient que l'art contemporain est, pour l'essentiel, l'oeuvre de la maladie, de ce qui va de travers et qu'il est une production sans sujet, sans auteur puisque les processus à l'œuvre dans la création ne sont ni maîtrisés ni même connus par les artistes. Ce qui n'est pas sans ironie ni paradoxe pour les artistes qui cherchent à faire date et à se faire un nom…
Mais si on ne peut pas aller jusqu'à soutenir que les œuvres d'art sont les œuvres de la maladie, alors on admet qu'il existe encore une exigence artistique ou esthétique, ne serait-ce que sous la forme de traces, de repentirs, qui permettrait de distinguer l'art du reste et donc d'exclure du champ de l'art des objets qui pourtant auraient cette qualité d'être originaux.

Alors, qu'en est-il du génie et de la création artistique ? S'explique-t-elle par lui et sinon comment la caractériser ?

    Le point commun à l'explication par le génie et à celles qui le refusent, c'est qu'elles affirment toutes que la création artistique est un processus qui pour une large part échappe à l'artiste parce que des règles ou des déterminismes, inaperçus de l'artiste, déterminent son activité et la forme prise par l'œuvre.
Pourquoi alors ne pas chercher l'origine de la création artistique ailleurs que du côté de cette absence d'aperception et ne pas chercher aussi du côté des modalités conscientes de la pratique artistique ?

            c ) Le génie : une explication superflue ?

    Ce qui distingue les deux types d'explication, c'est que le génie explique l'exemplarité mais pas l'originalité tandis que les autres explications rendent compte de l'originalité mais pas de l'exemplarité.
Or, ces deux traits semblent être essentiellement ceux de la création artistique. Une production qui serait privée de l'une ou de l'autre ne pourrait pas être tenue pour artistique : sans nouveauté, elle est une imitation qui suppose simplement la maîtrise des règles connues de sorte qu'elle ne mérite pas d'être appelée "création", sans aucune exemplarité, elle est absurde et privée de valeur esthétique de sorte qu'elle ne peut pas être qualifiée "d'artistique".

    Si on veut définir l'artiste, notamment pour le distinguer de l'artisan, il faut donc finalement découvrir comment la création artistique, c'est-à-dire la production d'une chose à la fois exemplaire et originale, est possible. Et pour cela, il faut rendre compte de l'une et l'autre sans les faiblesses de ces deux types d'explication.

    Pour rendre compte de l'originalité comme telle, on peut bien, pourquoi pas, s'en remettre à toutes les explications qui mettent en évidence des processus inaperçus qui déterminent, partiellement au moins, l'activité artistique (à l'exception de la nature comme déesse), parce qu'il serait vain de nier qu'ils n'existent et n'opèrent pas là alors qu'on soutiendrait sans mal qu'on les trouve partout ailleurs, mais, comme le reconnaît Freud, ce qui relève de l'exemplarité des œuvres d'art échappe tout à fait à ce type d'explication. L'exemplarité n'est pas à mettre sur le compte de processus inconscients.

    Si ce n'est pas à des processus inconscients que les œuvres doivent d'être exemplaires, ce doit donc être à des processus conscients qu'elles le doivent, mais lesquels ?

    " Croyance à l'inspiration. Les artistes ont quelque intérêt à ce qu'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quant à celui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger."
    Nietzsche. Humain, trop humain, § 155.

Commentaire :

Les artistes, comme les penseurs qui eux aussi peuvent être pris pour des génies, entretiennent le mythe du génie ou de l'inspiration parce qu'ils en tirent un bénéfice : celui de se faire passer pour des êtres à part, pour des élus de la nature. Entourer de mystère ses activités les rend plus nobles. De même, les exposer au regard du public les désacralise, voire déçoit.
Objection implicite : les grands artistes ne sont pas toujours bons : ils le seraient s'ils étaient inspirés comme ils le prétendent. Ils produisent de tout, y compris du mauvais. Alors qu'est-ce qui les distingue des artistes ratés ou des non artistes ? Leur jugement : ils sont exigeants dans leurs jugements, sévères avec ce qu'ils produisent.
Exemple des Carnets de Beethoven. Ils illustrent l'idée selon laquelle les œuvres d'art ne naissent pas sous l'empire d'une inspiration soudaine, mais par un travail de tri parmi des productions de toute nature. Cet exemple insiste aussi sur le caractère composite, combiné des œuvres : elles ne jaillissent pas d'une seule coulée.
L'improvisateur est un artiste qui est moins sévère avec ses propres productions, mais qui surtout a mémorisé un grand nombre de formes dont il se sert en improvisant. On est ici proche de l'imitation.
L'importance du travail. L'artiste ne se distingue pas seulement par la sévérité de son jugement, il se distingue aussi par le volume de sa production : il travaille et produit beaucoup. L'artiste met toute son énergie dans la production et le tri.

En somme, Nietzsche soutient que l'artiste se distingue non pas par le génie mais à la fois par l'énergie avec laquelle il produit des choses de toute sorte de qualité et par la sévérité des jugements qu'il porte sur son travail. Qu'est-ce que cela signifie ? Que l'artiste n'est pas du tout celui qui réussit tout ce qu'il fait sans savoir très bien pourquoi ni comment, mais qu'il est celui qui produit beaucoup de tout et qui est à l'égard de ce qu'il produit comme un spectateur exigent qui trie, rejette, combine. Au fond, Nietzsche ramène la création artistique à la passion et au goût : le goût trie, sélectionne parmi tout ce que l'énergie de la passion fait produire. L'artiste est un travailleur acharné et un homme de goût. Il maîtrise donc non pas la qualité de toute sa production, mais élimine ou combine tout ce qui ne lui convient pas. Son travail ressemble à du bricolage guidé par un jugement sûr et sévère.

    Thèse que confirme le fait que les œuvres d'art ne sont jamais produites que par ceux qui travaillent sans relâche, qui maîtrisent parfaitement plusieurs techniques, qui connaissent bien ce qui s'est fait dans leur art et qui réfléchissent beaucoup à ce qu'ils font.

    La création artistique qui permet de définir l'artiste n'est donc pas liée au génie - explication confuse et superflue - et elle ne se réduit pas à la soumission aveugle à des déterminismes de tous ordres : elle est sans doute en partie déterminée par de tels processus, mais elle s'explique surtout par l'union de deux caractéristiques : l'énergie et le goût. L'originalité des créations est à mettre au compte à la fois des déterminismes inaperçus et des combinaisons conscientes et l'exemplarité est elle à mettre au compte du travail de sélection et de tri.

    Rq : Il est vrai que cette thèse remplace en quelque sorte le mystère du génie par celui du goût…

    Conclusion : nous cherchons à définir ce qu'est un artiste afin de définir par lui ce qu'est une œuvre d'art. En premier lieu, il est un homme de l'art, c'est-à-dire qu'il maîtrise certains savoir-faire. Ce qui l'apparente à l'artisan dont on le distingue toutefois de deux manières. D'une part, l'artiste ne travaille pas au sens où il ne produit pas de valeurs d'usage. D'autre part, on a coutume de dire que l'artiste a soit du talent soit du génie alors que l'artisan en serait dépourvu ou n'en aurait pas besoin. Mais, à la réflexion, il apparaît que cette notion de génie est à la fois confuse et superflue : elle peut être avantageusement remplacée par la passion et le goût comme principes d'explication de la création artistique.
    Mais cela revient à dire que sur ce point, il n'existe pas de différence très marquée entre l'artiste et l'artisan, qu'ils ne se distinguent en fait que du point de vue de la production de valeurs d'usage, mais qu'ils ne sont pas en eux-mêmes très différents. L'artiste ne serait pas un artisan avec du génie en plus, mais l'artisan serait un artiste contrarié par la nécessité de produire des valeurs d'usage.
Ce qui expliquerait qu'il soit parfois difficile de savoir si on a affaire à des artistes ou à des artisans et qu'il soit au contraire si facile de faire passer certaines personnes d'un statut à l'autre selon les lieux ou les époques.
Pourtant, soutenir que la différence entre eux ne tient qu'à la production de valeurs d'usage n'est pas tout à fait satisfaisant : peindre un tableau ou écrire un poème n'est pas comparable à faire un meuble ou peindre des murs. Cette différence reconnue n'en fait-elle pas naître une autre ?
Mais qu'elle est la différence ? Qu'est-ce qui distingue la pratique ou création artistique de la production artisanale ?

            C ) La création artistique.

    Le caractère libre, non déterminé par un cahier des charges, une instance extérieure de l'activité de l'artiste ne distingue-t-il pas la création artistique de la production artisanale ?

" Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le por­trait naît sous le pinceau. (...)
Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’oeuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre. "

ALAIN, Système des beaux-arts.

    Commentaire :

1 ) Lorsque l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie.

    L'industrie ou l'artisanat ici sont des activités productrices telles que tout ce qu'elles produisent est prémédité : avant de faire, on a l'idée de ce que l'on fait et de la manière de le faire, un cahier des charges, une méthodologie, une procédure. Tout est planifié.
    Alain parle plus loin d'œuvre mécanique : le mot œuvre semble ici désigner l'activité et non son produit. L'activité productive est mécanique en cela qu'elle pourrait être effectuée par une machine précisément parce que tout est prémédité. Il suffit de l'idée pour faire la chose.
    Le mot idée ici renvoie à la représentation imagée, au dessin, au plan.

    Rq : Ce qui s'oppose à une thèse de Kant qui dit que là où il suffit de savoir pour faire, il n'y a pas d'art. Exemple des chaussures : savoir comment on fait des chaussures dans le détail ne suffit pas pour savoir les faire effectivement. Le savoir ne donne comme tel aucun savoir-faire.

2 ) L'artisan peut par éclair être artiste.

    En faisant, on peut s'apercevoir que ce qui était prévu n'est pas possible ou qu'on pouvait faire autrement ou autre chose et que c'est préférable. C'est dans ces moments, rares, que l'artisan ressemble à l'artiste.

 3 ) Le peintre de portrait.

    Il s'oppose aux artisans en cela qu'il ne sait pas avant de commencer tout ce qu'il fera, ni donc exactement ce que sera son œuvre une fois son travail achevé. L'idée ne précède pas le geste, mais accompagne le geste. Ou l'idée ne vient qu'ensuite, comme au spectateur.
    Cela ne signifie pas qu'il ne sait pas du tout en commençant ce qu'il va faire, mais qu'il n'a pas l'idée de tout ce qu'il fera à l'avance. Car, tous les artistes ont un projet avant de commencer à faire, mais l'œuvre ne tient pas dans le projet, ne se ramène pas au projet, n'est pas réductible à lui. Pour beaucoup, ce que sera l'œuvre n'était pas prévu et pas seulement parce que ce n'était pas prévisible, mais parce que si tout avait été prévu, elle ne serait pas une œuvre d'art.
    Ne pas savoir à l'avance ce qu'on va faire et s'étonner soi-même de ce que l'on fait. Faire malgré soi, au sens de faire malgré toute intention, tout projet définis. L'artiste ne sait pas à l'avance ce qu'il va faire en totalité, c'est en faisant qu'il va le découvrir, qu'il va découvrir ce qu'il n'avait pas prévu.

    Il semble que ne pas savoir à l'avance tout ce qu'on va faire revient à dire qu'il entre dans la pratique artistique une part de hasard, d'improvisation, voire de n'importe quoi. Mais est-ce le cas ? Est-ce que ne pas avoir tout prévu, c'est faire un peu n'importe quoi ?
    Pas si sûr.
Comparaison avec l'élocution : lorsque nous parlons, nous savons à l'avance ce que nous allons dire, mais nous ne savons pas comment nous allons le dire : nous ne faisons pas d'abord toutes nos phrases dans notre tête pour ensuite les livrer : d'une certaine manière, on apprend ce qu'on veut dire en le disant.  Cela ne veut pas dire que l'on dit n'importe quoi et qu'on ne maîtrise rien de l'expression de nos idées.
De même, faire une dissertation ou un cours, c'est aussi faire une œuvre en ce sens que lorsque l'on commence, on peut bien savoir où l'on veut en venir, c'est en faisant que l'on apprend ce que l'on pensait ou que l'on découvre ce qu'il fallait penser. Et du reste, dans tous les cas, on ne ferait sans doute rien si on savait tout à l'avance, si tout était prévu. Le passage à l'acte serait vain, n'ajouterait rien à l'idée, serait une pure perte de temps et d'énergie. C'est au contraire parce qu'on ne sait ce que l'on fait qu'en le faisant qu'il n'est pas vain de faire, qu'il est désirable de faire.

4 ) La règle du beau et le génie.

    Une nouvelle idée apparaît : celle de beau. Le beau en art n'est pas de l'ordre du projet, il n'est pas représentable sous la forme d'une idée ou pensable comme fruit d'un projet. Le beau n'est pas prévu, il est découvert par l'artiste, il apparaît comme malgré lui.
    Cette idée de beau indique que Alain suppose qu'une œuvre d'art est nécessairement belle et que précisément, c'est sa beauté qui en elle échappe à tout projet, à toute préméditation. En quelque sorte : tout ce qui dans l'œuvre n'est pas beau est de l'ordre de l'artisanat, tandis que tout ce qui en elle est beau est de l'ordre de l'art au sens étroit. Ce qui fait que l'œuvre est œuvre d'art, sa beauté donc pour Alain, est impossible à prévoir, à préméditer. Alain associe donc d'un côté : œuvre d'art, beauté et imprévisibilité ou non-préméditation et, de l'autre, œuvre de l'art, absence de beauté et projet, antériorité complète de l'idée sur la chose qui ne déborde pas l'idée.

    C'est pourquoi il peut dire que la règle du beau, et non de l'art, mais cela revient ici au même, est prise dans l'œuvre, c'est-à-dire qu'elle n'est pas dans la tête de l'artiste, mais dans l'œuvre elle-même puisqu'elle n'était pas prévue par l'artiste. C'est cette immanence de la règle à l'œuvre qui explique son caractère intransmissible, et donc l'impossibilité de refaire l'œuvre comme telle.
    Ce qui importe ici, c'est que Alain parle de règle : ce qui échappe à toute prévision, ce qui n'est pas prémédité, ce n'est pas n'importe quoi, c'est de l'ordre de la règle. Mais c'est une étrange règle : une règle, au sens technique de terme et non au sens moral, c'est une procédure qu'il faut connaître et suivre pour faire quelque chose, pour réaliser quelque chose. Elle est de l'ordre du moyen nécessaire. Or, ici, la règle n'est pas connue avant de faire, elle n'apparaît qu'après et encore de telle sorte qu'elle est inutilisable, inséparable de l'œuvre.

    On retrouve exactement le même type de pensée chez Kant : le génie est celui qui ne sait pas ce qu'il fait, mais sans pour autant faire n'importe quoi : il obéit dans son faire à des règles dont il n'a pas conscience et sans lesquelles il ne serait pas un génie.

    Que doit-on en conclure ?

    Qu'il existe entre l'artisan et l'artiste une différence telle que l'œuvre d'art se distingue de l'œuvre de l'art en cela qu'elle est irréductible à certaines règles, à certaines idées déterminées à l'avance. Une œuvre d'art est une œuvre dont rigoureusement on ne sait pas avant de commencer à la faire ni comment elle sera faite, par quels moyens, avec quels gestes, selon quels procédés, ni donc ce qu'elle sera exactement à la fin, une fois terminée. L'artiste n'a de son œuvre qu'une idée vague avant de la faire. C'est cette différence entre les pratiques qui distingue les artistes des artisans et donc les œuvres d'art des œuvres de l'art.

    L'artiste est donc celui qui, à la différence de l'artisan, ne sait pas exactement ce qu'il fait, sans pour autant faire n'importe quoi. La part d'imprévu qui entre dans la pratique ainsi que dans l'œuvre correspond pour Alain d'une part au génie et d'autre part au beau. Si l'artiste ne fait pas n'importe quoi sans savoir exactement ce qu'il fait, c'est parce qu'il est inspiré, parce qu'il a du génie. Et ce qui échappe à toute préméditation dans l'œuvre, ce qui en fait une œuvre d'art donc, c'est sa beauté.
    Or, cet aspect de la thèse de Alain entre en conflit avec ce que nous avons dit du génie. Est-ce que cela signifie que toute la thèse de Alain doit être rejetée ? Non pas. Que la spontanéité de l'artiste soit inspirée par son génie ou par tout autre chose ne change rien à l'idée selon laquelle l'artiste ne sait pas à l'avance tout ce qu'il fera et donc ce que sera son œuvre. Et si on exclut l'existence d'une inspiration géniale, rien n'empêche de dire que la spontanéité créatrice, à l'égard de laquelle l'artiste est bien passif, comme un simple spectateur, est tamisée par ses jugements. On peut se passer du génie (et même du beau) et maintenir que l'artiste est celui qui  ne sait pas exactement ce qu'il fait sans faire n'importe quoi parce qu'il contrôle, trie, sélectionne, combine tout ce que sa spontanéité l'amène à faire de telle sorte qu'il ne retient que le meilleur du point de vue de ses exigences esthétiques.
    Dire que l'artiste est spectateur de son œuvre, qu'il découvre ce qu'il fait en le faisant ne lui interdit pas d'être un spectateur qui juge, trie, élimine, corrige, combine, c'est-à-dire qui oriente en permanence l'activité créatrice en elle-même passionnée, désordonnée et brouillonne.

    Rq : On peut d'ailleurs une nouvelle fois rapprocher cette pratique de l'élocution : lorsqu'on parle, on ne sait pas à l'avance comment on dira ce que nous avons l'intention de dire. Nous sommes donc comme les spectateurs/auditeurs de nos propres phrases. Mais nous ne sommes pas pour autant entièrement passifs : nous choisissons certains termes, éliminons ou retenons des tournures : nous guidons notre élocution de telle sorte qu'elle exprime au mieux ce que nous voulons dire.

    Cette différence entre les artistes et les artisans permet donc que soutenir qu'il existe une différence entre leurs productions respectives. L'œuvre d'art, à la différence des œuvres de l'art, ce qui est irréductible à un ensemble de règles déterminées à l'avance de telle sorte que l'œuvre d'art dépasse toujours l'idée qu'on s'en fait en commençant, le projet qu'on pouvait avoir avant de commencer.

Conclusion de cette première partie.

    On se demande ce qu'est une œuvre d'art. C'est notre point de départ. Pour répondre à cette question, on s'est d'abord dit qu'une œuvre d'art, c'est ce qui est fait par un artiste. Ce qui nous avait conduit à nous interroger sur l'art en général, puis sur la différence entre l'artisan et l'artiste et enfin sur la création artistique.
    Avons-nous désormais une définition de l'œuvre d'art ? Pouvons nous dire ce qu'est une œuvre d'art à partir de ce que nous savons de son auteur, à partir de l'artiste et de la création artistique ?

    Œuvre d'art et art.

    Qu'une œuvre d'art soit l'œuvre d'un artiste implique qu'elle soit produite par un être qui maîtrise un art, c'est-à-dire un ensemble de savoir-faire. Peut-on alors définir une œuvre d'art par l'art ?
Peut-on dire qu'une œuvre d'art est nécessairement et essentiellement le produit d'une activité réglée par l'acquisition de savoir-faire ?
    Réponse : non. Ce sont les œuvres de l'art qu'on peut définir de cette manière et non les œuvres d'art puisque si pour les premières, ce qu'elles sont se ramènent à un ensemble de procédures et de règles connues à l'avance, les œuvres d'art elles ne se réduisent pas à un ensemble de règles pas plus qu'elles n'incarnent une idée, un concept ou des formes déterminées en totalité à l'avance. Au contraire, elles contiennent nécessairement une part d'imprévu et d'intransmissible. C'est précisément cela qui les distingue des œuvres de l'art ou des ouvrages artisanaux.
Cela nous amène finalement à soutenir que l'on ne peut pas définir l'œuvre d'art par l'art dans la mesure où l'œuvre d'art est irréductible à l'art comme tel. L'art n'est pas un critère qui permette de définir l'œuvre d'art. Paradoxalement, les œuvres d'art n'appartiennent pas à l'art en cela qu'elles sont irréductibles à toute production rendue possible et réelle par l'acquisition d'une habileté ou d'un métier par apprentissage, c'est-à-dire par imitation. L'œuvre d'art est au-delà de l'art entendu comme habileté, comme savoir-faire qui obéit à des règles explicites et transmissibles. L'art comme tel ne peut pas rendre compte de ce qu'est une œuvre d'art.

Rq : Ce qui permet de comprendre qu'une certaine manière de regarder les œuvres d'art, une manière fort répandue et par laquelle on croit faire honneur aux œuvres, à savoir cette manière à la fois savante, technicienne et béotienne qui consiste à y voir des procédés, à s'extasier sur la technique, l'ingéniosité de la réalisation, le fini, l'habileté qu'il faut avoir pour la réussir, voire la somme de travail qu'il a fallu consacrer à sa réalisation, tout cela est ridicule et déplacé : c'est ne voir dans l'œuvre qu'une œuvre de l'art et non une œuvre d'art, c'est ne voir dans l'artiste qu'un artisan qui aurait pour particularité de faire des choses inutiles et bonnes à admirer. Une œuvre d'art, ça ne s'admire pas.

Œuvre d'art et artiste.
  
    Peut-on définir une œuvre d'art par l'artiste et la création artistique ? Peut-on dire qu'une œuvre d'art, c'est nécessairement et essentiellement le produit d'une activité qui va au-delà de la maîtrise de certains savoir-faire, qui suppose ou bien ce qu'on appelle du talent ou bien de la passion et du goût ?
    Réponse : sans doute, mais cela ne nous apprend rien sur l'œuvre. Comment en effet reconnaître ces qualités chez une personne, sinon à travers ses œuvres ? Ce qui signifie qu'il faut d'abord reconnaître les œuvres comme des œuvres d'art pour ensuite reconnaître à leur auteur les qualités en question et donc le statut d'artiste. L'art au sens strict se prouve, se montre par le travail, le spectacle offert par l'habileté à l'œuvre, le savoir-faire à l'œuvre, il n'en est pas de même de ce qui dépasse l'art, qu'il s'agisse du talent ou du goût : cela ne se voit que dans l'œuvre accomplie et non dans l'activité qui la produit. Il n'y sans doute pas beaucoup de différence entre le spectacle offert par un grand peintre travail et un peintre du dimanche au travail : la différence n'est pas dans l'acte, elle est dans le fruit.
S'il est exact de dire que les œuvres d'art sont faites par des artistes, cela ne constitue pas un critère distinctif qui permette de distinguer une œuvre d'art de n'importe quoi d'autre parce que c'est l'œuvre qui permet de reconnaître l'artiste et non l'artiste qui permet d'identifier l'œuvre. C'est l'œuvre qui fait l'artiste : ce sont les peintures rupestres, par ce qu'elles sont, qui font dire que leurs auteurs étaient des artistes, ce sont les peintures réalisées par certains autistes ou certains malades mentaux ou certains enfants qui nous décident à les dire artistes, et jamais l'inverse.

Soit, mais alors on retombe sur la difficulté initiale : comment fait-on pour reconnaître les œuvres d'art comme telles ? Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ?  

    Mais, puisque l'œuvre d'art est irréductible à l'art, on pourrait dire que quoi que puisse se trouver dans cet au-delà de l'art, ce qui décide du statut d'œuvre d'art, ce n'est pas cet au-delà de l'art, mais le fait qu'elle plaise à un public.
Mais alors, ce seraient les spectateurs qui détermineraient ce qu'est une œuvre d'art et ce qui n'en est pas une. C'est donc le point de vue des spectateurs qu'il nous faut donc examiner maintenant.

    II ) A quoi se reconnaît une œuvre d'art pour un spectateur ?
Point de vue du spectateur.

    On peut chercher à définir l'œuvre d'art à partir du public, des spectateurs. On pourrait dire qu'une œuvre d'art n'existe pas seulement pour un public, mais par lui, ses choix, ses décisions, ses élections et ses rejets. Ce point de vue sur les œuvres semble d'autant plus pertinent qu'un grand nombre d'œuvres d'art ne sont telles que par la décision, prise par le public ou certains publics tenus pour éclairés, de considérer certains ouvrages comme des œuvres d'art.

    Que ces jugements ne soient pas unanimes ou qu'ils varient dans le temps ne change rien à l'affaire : dans tous les cas, ce sont les jugements des spectateurs qui font les œuvres, qui accordent ou refusent le statut d'œuvre d'art à certains objets, qu'ils aient été crée dans ce but ou non.

Rq : On pourrait d'ailleurs soutenir que ce qui fait varier les jugements, ce ne sont pas tant les critères par lesquels on juge qu'une œuvre d'art en est une que la détection ou l'absence de détection de la présence de ces critères distinctifs dans l'œuvre : on pourrait tous être d'accord sur ce qu'est une œuvre d'art, avoir tous les mêmes attentes, mais ne pas les sentir comblées par les mêmes objets.

    Mais si tel est le cas, alors les choix et les jugements du public doivent reposer sur certains critères discriminatoires. Mais lesquels ? Quelles sont les caractéristiques des œuvres qui amènent le public à penser qu'il s'agit d'œuvres d'art ?

    Du côté des spectateurs, on peut dire qu'un œuvre d'art est ce qui a sur lui certains effets spécifiques. Lesquels ?
L'œuvre plaît, c'est-à-dire procure une satisfaction, un plaisir, elle émeut ou touche, provoque certaines émotions, et elle fait parler, elle provoque des discours.
Elle provoque des émotions, des sentiments et des discours.

    Du côté des œuvres, on attribue généralement ces effets à une caractéristique précise des œuvres d'art : leur beauté. C'est leur beauté qui émeut, touche, fait éprouver certains sentiments et fait parler.
Ne définit-on pas couramment l'art comme l'activité qui produit de belles œuvres par opposition à l'artisanat et à l'industrie ? Ne parle-t-on pas des Beaux-Arts précisément ?

L'art serait donc lié au beau de telle sorte que l'on pourrait reconnaître une œuvre d'art à sa beauté en tant qu'elle émeut un public.

    Seulement, parler de la beauté des œuvres d'art comme cause des effets qu'elles ont sur nous, c'est plutôt vague. Celui qui est touché à la fois par le plafond de la Sixtine et le dernier film de Spielberg peut-il dire que c'est tout simplement parce que ces deux œuvres sont belles ? Car, qu'ont-elles de commun ?

    D'où une question qui exprime un soupçon : est-ce la beauté des œuvres qui est à l'origine des effets qu'elles ont sur nous ou, à l'inverse, ne trouve-t-on pas belles des œuvres parce qu'elles nous font de l'effet et seulement pour cela ? Ne dit-on pas belles certaines œuvres seulement parce qu'elles nous font un effet qu'on ne parvient pas à s'expliquer autrement qu'en invoquant leur beauté. N'est-ce pas par commodité et par impossibilité de dire vraiment ce qui en elle nous touche, nous émeut, nous fait parler qu'on les dit belles ? Parler de la beauté des œuvres d'art comme ce qui les distingue des autres objets et comme ce qui explique qu'elles aient sur nous certains effets, n'est-ce pas au fond un malentendu ?

Mais, si tel est le cas, il nous faudra trouver les vraies raisons ou les vraies causes qui expliquent ces effets.

    Or, l'enjeu de cette question n'est rien d'autre que la possibilité de définir ce qu'est une œuvre d'art : si la beauté est ce qui distingue les œuvres d'art des autres objets, alors on pourra au moins les reconnaître par elle.

    Rq : Fausse objection : dire qu'il n'y a pas que les œuvres d'art qui soient belles. Ce n'est pas une objection contre ce critère dans la mesure où on sait distinguer l'artificiel du naturel, donc les œuvres de l'art des êtres et choses naturels. Ce qui ne signifie pas que la beauté des œuvres d'art est nécessairement de même nature que celle des choses naturelles…

    Mais, encore faut-il savoir de quoi on parle lorsqu'on dit qu'une chose est belle ! Qu'est-ce que le beau en général ? Et qu'est-ce que la beauté d'une œuvre d'art ?

        A ) Qu'est-ce que le beau ?

    Lorsqu'on se pose cette question, deux réponses sont généralement données, toutes les deux appuyées sur des observations précises.
    La première consiste à dire que si une chose est jugée belle, c'est parce qu'elle a certaines caractéristiques objectives qui la rendent objectivement belle et qui la fait donc trouver belle. La beauté repose dans ce cas sur des critères objectifs qui permet de dire qu'une chose est belle par ce qu'elle est en elle-même, pour telle ou telle raison donc. Cette thèse permet de rendre compte d'une observation simple : certaines choses sont unanimement trouvées belles. Cela ne peut s'expliquer que parce que ces choses sont belles en elles-mêmes et d'une façon si évidente qu'il n'est pas possible de ne pas le voir.

    La seconde consiste à dire que rien n'est plus relatif que les jugements de goût, qu'une chose n'est pas belle en elle-même, mais qu'elle est dite belle par ceux à qui elle plaît et il est parfaitement possible qu'une même chose plaise à certains et déplaisent à d'autres. On ne discute pas des goûts et des couleurs. Cette thèse est invoquée lorsqu'on constate que des appréciations très contrastées sont possibles en la matière.

    On le comprend, ces deux thèses sont totalement opposées, mais elles ont l'une et l'autre des observations à faire valoir en leur faveur. Le paradoxe en la matière est en effet de constater que les belles choses sont à la fois l'objet des unanimités les plus massives et celles qui divisent et opposent le plus violemment. Autant certains objets peuvent faire l'accord de tous, autant d'autres opposent et divisent.

    Alors qu'en est-il au juste ? Le beau est-il objectif ou pure appréciation subjective ? C'est la même question qui peut se poser au sujet des qualités gustatives des aliments : faut-il dire que certains aliments sont bons ou mauvais en eux-mêmes en terme de goût ou qu'ils ne plaisent pas à tous ? Les parents ont souvent tranché la question en refusant l'objectivation de nos appréciations subjectives. Ont-ils raison ?

    Toutes les théories esthétiques auront affaire à cette difficulté et toutes se donneront pour tâche de la dépasser.

        1 ) Le beau, c'est le parfait.
Le beau comme prédicat réel.

    On peut considérer qu'une chose est belle parce qu'elle a en elle-même certaines caractéristiques objectives qui font qu'elle est belle. On parlera alors de beauté objective. C'est ce que l'on soutient chaque fois que l'on dit qu'une chose est belle pour telle ou telle raison : ces raisons exposent les qualités qui rendent belle cette chose.
    Mais quelles sont ces qualités ? Qu'est-ce qui rend belle en elle-même une chose ?

    Par exemple, qu'est-ce qui peut faire dire qu'une peinture classique est belle ou qu'un bâtiment, un monument est beau ?

    S'il s'agit de qualités objectives, appartenant à l'objet, elles doivent être observables et mesurables comme telles.

    L'harmonie des formes, des couleurs, des sons, des vers, des parties par rapport au tout, harmonie qui peut dépendre des proportions, de la symétrie… Par opposition au difforme, à l'informe, au démesuré, au disproportionné, à l'inachevé, au déséquilibré…
    Elles concernent les rapports entre chaque élément d'un tout entre eux et les rapports entre chaque élément au tout lui-même.
    Ces qualités peuvent faire l'objet de mesures objectives, de mathématisation : ex l'utilisation du nombre d'or (tel que le rapport entre la petite portion et la grande soit égal au rapport entre la grande et le tout) pour la composition de certaines peintures, le calcul et la géométrie pour rendre des perspectives ou donner l'illusion de la perspective…

    Plus généralement ou d'un point de vue non pas statique mais dynamique, on pourra parler de beauté objective chaque fois que l'on pourra dire d'une chose qu'elle est parfaite ou excellente.
    Qu'est-ce que la perfection ou l'excellence ?
On dira parfaite ou excellente une chose qui répond totalement et adéquatement à une fin déterminée. Est donc parfaite une chose qui est tout ce qu'elle doit être pour réaliser une fonction ou satisfaire un besoin. On le voit, la perfection n'est pas un absolu, ni même l'absolu, elle est toujours relative à une fin, c'est-à-dire qu'elle est toujours liée à une fonction ou une utilité.

    Rq : Encore qu'il faille sans doute distinguer la perfection proprement dite qui est l'adaptation totale des éléments d'un être à l'accomplissement d'une fonction et l'utilité qui est adaptation d'un artifice à la satisfaction d'un besoin.
Cf : Kant qui distingue la finalité externe ou utilité et la finalité interne ou perfection.

    Quel est le rapport entre la perfection et la beauté ?

    Est généralement trouvée belle toute chose qui manifestement est parfaitement adaptée à l'accomplissement d'une fonction ou à la satisfaction d'un besoin.
    Un beau cheval : c'est un cheval qui par ses qualités et sa morphologie est parfaitement adapté à la fonction que nous lui avons imposé : la course ou le trait.
Cf : Hippias majeur : Socrate soutient qu'une cuiller en bois de figuier est belle parce qu'elle est parfaitement adaptée à sa fonction qui est de tourner la soupe dans la marmite, si bien qu'une cuiller en or ne serait pas belle parce que ce métal ne conviendrait pas pour cette fonction.

    La perfection ne se voit pas tant avec les yeux qu'avec l'esprit qui mesure, qui sait à quoi l'objet est utile, à quelle fonction il est destiné. Cette beauté est intellectualisée au point de risquer de se réduire à une simple vue de l'esprit en laquelle la satisfaction ou le plaisir ne sont plus ou plus qu'intellectuels. Le beau est une idée, un idéal, un rapport, quelque chose d'abstrait qui se conçoit plus qu'il ne se perçoit.
    Mais, c'est en cela qu'il ferait parler : il ferait dire en quoi il est parfait, harmonieux, régulier… Il s'adresserait à l'esprit qui en retour rendrait hommage à l'œuvre en parlant d'elle sur un mode rationnel et non passionnel mais tout de même comme d'une chose plaisante.

     Par extension, cette définition du beau comme perfection objective permet de comprendre que, le beau peut être attribué à des choses qui ne sont pas des œuvres ou des êtres comme des gestes techniques, des actions morales, et tout ce qui peut présenter une forme d'excellence quelconque dans n'importe quel domaine. Ex : une belle guerre, un beau combat ou un beau match par les qualités techniques et physiques des combattants, par leur loyauté, leur engagement, autant de forme d'excellence ! C'est vrai jusqu'aux insultes : un beau salaud est un parfait salaud !
A partir de là, le rapprochement avec le bon ou le bien est compréhensible. Entre beau et vrai aussi, si par vrai on entend l'accompli, le réalisé, l'achevé, l'excellent dans l'ordre de l'être de l'accomplissement, comme chez Hegel.

Conséquences :

    Cette définition du beau a des conséquences pratiques  importantes : si on peut définir le beau par des critères objectifs, on peut définir ce que doivent être les œuvres d'art pour plaire à un public. Ce qui peut tourner au dogmatisme esthétique, à l'académisme.  A savoir :  réduction des arts à l'artisanat du fait du respect de règles et de l'imitation d'œuvres tenues pour modèles, étouffement définitif des originalités par l'obligation faite à tous de respecter les règles en vigueur.
    Telle était la situation des arts dans l'Antiquité, notamment égyptienne. A l'époque, les artistes n'étaient pas distingués des artisans : ils faisaient en effet la même chose qu'eux puisque leur travail consistait à reproduire des formes convenues de manière convenue.

    Mais c'est le cas chaque fois que le beau reçoit une définition objectiviste : les arts deviennent alors de l'ordre de l'artisanat parce qu'ils doivent respecter certaines règles. Avec une telle définition, on peut même réglementer les arts : cela peut se faire de manière interne aux arts et à partir d'œuvres préexistantes qui servent de modèles et de canons, comme le fait Boileau dans L'art poétique, qui dresse la classification des arts poétiques, c'est-à-dire des genres, et fixe les règles de chaque art. Mais cela peut se faire de manière violente et externe, comme ce fut le cas avec les totalitarismes où l'art a été mis au pas, normalisé et distingué en art noble et art dégénéré.

Rq : Il y a une corrélation entre définition objective et donc publique, voire officielle, du beau, confusion entre artisans et artistes et régimes ou organisations politiques qui ne laissent aucune initiative aux individus comme tels, à savoir les régimes dictatoriaux et totalitaires et les sociétés holistes en lesquelles les individus sont totalement déterminés par la vie du groupe social. L'artiste comme telle ne peut apparaître que dans les sociétés de types individualistes. Cet individualisme explique qu'il ne peut avoir que des rapports ambigus avec le public, les commandes, l'argent donc : ou il est maudit parce que son offre ne correspond à aucune demande sociale, ou il est vendu parce qu'il satisfait une demande sociale.

    Objections contre cette conception objective du beau :

    Or, cette confusion entre les artisans et les artistes est contraire à ce que l'on sait de l'art et aussi à ce que l'on tient pour le premier droit des artistes, à savoir celui de faire ce qu'ils tiennent pour beau eux-mêmes et non ce qu'on tient pour beau à leur place : ce ne sont pas les spectateurs qui déterminent ce qu'est le beau, ce sont les artistes qui font voir ce qui est beau comme tel.
    Par ailleurs, cette définition du beau ne rend pas compte de la diversité des expériences esthétiques : si le beau est dans l'objet, il devrait être reconnu comme tel par tous, même si d'abord il doit être montré, mis en évidence par un discours qui ferait voir les qualités objectivement belles des choses lorsqu'elles ne sautent pas aux yeux. Parce qu'en effet, cette définition du beau estime pouvoir rendre compte de la diversité des jugements de goût en invoquant la nécessaire éducation au beau : elle passe par le fait d'apprendre à reconnaître dans les œuvres les qualités qui les font belles, par l'apprentissage d'un certains nombre de savoirs sans lesquels il est difficile de trouver une satisfaction à contempler certaines œuvres et par lesquels le plaisir vient au spectateur. L'ennui, c'est qu'il semble que cette éducation au beau, quand elle existe, ne suffise pas à mettre tout le monde d'accord.
    Enfin, elle ne rend pas du tout compte d'expériences esthétiques qui peuvent pourtant être largement partagées : on peut être nombreux à trouver belle une personne sans pourtant que l'on puisse dire qu'elle est belle parce qu'elle est parfaite. Un homme ou une femme parfaits, cela peut se dire si on a un modèle idéal auquel on compare les individus, seulement, ce modèle ne saurait être un modèle d'excellence comme telle, de perfection absolument parlant, mais un type préféré, socialement et psychologiquement déterminé, dans la mesure où pour pouvoir parler de perfection en ce qui concerne l'homme ou la femme, il faudrait pouvoir dire qu'elle est la fonction de l'un et de l'autre par rapport à laquelle on pourrait juger de leur excellence. Or, de telles fonctions n'existent pas par nature : elles peuvent bien être déterminée par un groupe social en fonction de critères qui lui sont propres. Ainsi, les Vénus préhistoriques retrouvées par des fouilles archéologiques devaient-elles pour les hommes de l'époque incarner la beauté, mais une beauté toute fonctionnelle, tournée vers la reproduction… Personne sans doute aujourd'hui ne dirait qu'elles représentent de belles femmes. Ce qui signifie qu'aucune excellence en soi, naturelle, ne saurait être définie pour un homme ou une femme.

Rq : A moins de considérer que la statuaire grecque ait réussi à exprimer cette excellence : elle serait alors dans le corps des athlètes non anabolisés…

    Ces trois objections semblent ruiner la thèse selon laquelle le beau est objectif. Donc, elles invitent à penser qu'il est subjectif.

        2 ) Le beau, c'est ce qui me plaît.
Le beau comme purement subjectif.

    A partir des idées selon lesquelles :
il existe une variété des jugements de goût irréductible à l'aveuglement et à l'absence d'idée de ce qui est beau,
il n'est pas possible d'enfermer la création artistique dans la reproduction de modèles et l'obéissance à des canons du beau sans tuer toute espèce de création et la réduire à un artisanat,
on ne peut pas nier que ce qui est trouvé beau plaise et puisse susciter un désir qui n'a rien à voir avec la perfection de la chose,

On peut être amené à dire que le beau ne se trouve pas dans les choses, mais qu'il est purement subjectif.

    "La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses, elle n'est que dans l'âme qui les contemple, et chaque âme voit une beauté différente."
Hume, Le modèle du goût.

    Cette thèse consiste à dire que le beau n'est pas objectif et se ramène au plaisir ou à la satisfaction que procure la simple perception d'une chose, sans consommation. Tout ce que je trouve beau, c'est tout ce qui me procure du plaisir ou une satisfaction du seul fait de regarder ou d'entendre quelque chose. Ce qui signifie que la beauté n'est pas dans la chose, mais en moi, c'est-à-dire dans l'effet -agréable- qu'a la contemplation de la chose sur moi. Le beau n'est plus un ensemble de qualités objectives, il est désormais un sentiment subjectif, un affect. Un sentiment si par sentiment on entend l'effet qu'a une représentation, une perception sur celui qui se représente, qui perçoit quelque chose. Dans ces conditions, l'objet qui est perçu devient secondaire et les raisons ou les causes pour lesquelles un être est affecté par telle ou telle chose sont à chercher et à trouver non dans la chose, mais dans celui qui est affecté, son histoire, son état psychologique, son état de santé, son éducation…dans ce qu'il est de plus singulier donc.

    Dire qu'une chose est belle serait alors un abus de langage : elle n'est ni belle, ni laide : elle n'est l'une ou l'autre que pour quelqu'un et non en elle-même. On devrait dire que la chose plaît, qu'elle procure une satisfaction, qu'on le trouve belle, disant par là que ce propos n'engage que nous et ne dit rien de la chose.

    Seulement cette thèse d'une pure relativité du jugement de goût semble réfutée par l'existence de certains objets qui font sinon l'unanimité du moins qui rassemblent beaucoup de sujets. Hume répond à cela en disant que la pure relativité de nos jugements de goût est nécessairement limitée en cela que nous avons en commun une certaine constitution physique qui nous incline à apprécier les mêmes choses, celles qui sont agréables à ce que nous avons de commun, notre corps.

    C'est pour ces raisons que même ce qui paraît être de l'ordre de la beauté objective pourrait être en fait de l'ordre de l'agrément, de la satisfaction purement subjective. Ce qui est harmonieux pourrait plaire non pas simplement à l'esprit, mais procurer un plaisir physique lié à l'apaisement que provoquent des proportions harmonieuses. De même, la beauté qu'on prête aux êtres naturels n'est peut être pas liée à leur perfection objective, mais à cela que les êtres naturels trouvés beaux ont des traits qui exaltent la vie, ce qui ne peut que plaire aux êtres vivants que nous sommes.

    Cette thèse permet donc de rendre compte de la diversité comme de l'unanimité des jugements esthétiques, mais en outre, elle permet aussi de rendre compte de la possibilité même d'une histoire de l'art dans la mesure où pour qu'une histoire de l'art existe, il faut qu'il y ait non seulement renouvellement des créations, mais aussi des goûts, des styles, des genres, des formes de création. Or, tout cela n'est possible que si on n'assujettit pas les artistes à reproduire des formes canoniques, qu'on les laisse au contraire libres de toute contrainte et si par ailleurs les goûts du public change ou soient assez ouverts pour admettre comme œuvres d'art toutes les nouveautés.
    L'art n'aurait pas eu d'histoire si le beau était objectif, sinon cette histoire qui n'en est pas une qui consiste en le cheminement finalisé vers un but connu d'avance comme idéal, mais que l'on n'atteint pas du premier coup parce que l'idéal est exigent. Thèse de Hegel.

    Après avoir soutenu que la beauté n'était pas subjective, mais qu'elle était objective, nous soutenons à présent qu'elle est donc non pas objective, mais purement subjective. Avec autant de raisons de penser l'une que l'autre de ces deux thèses.

Nous voilà donc en présence de deux thèses totalement irréconciliables et qui semblent tout aussi solides l'une que l'autre. C'est fâcheux.

    Mais, cette contradiction n'est peut-être qu'une apparence : elle n'existe peut-être qu'en raison d'un malentendu sur ce qu'on peut entendre par le mot de beau ou plutôt sur l'extension des choses belles. Deux thèses s'affrontent ici peut-être seulement parce qu'on ne s'est pas assez mis d'accord d'abord sur les frontières qui séparent les choses belles des autres.
    Tout vient peut-être de ce que l'on mélange tout : l'agréable, le bon, le parfait et le beau, alors qu'il faudrait séparer tout cela. C'est ce que nous invite à faire Kant.

        3 ) Le beau n'est ni ce qui est agréable, ni ce qui est bon.

    Kant :

" Comparaison des trois genres de satisfaction spécifiquement différents.

L’agréable et le bon ont l’un et l’autre une relation avec la faculté de désirer et entraînent par suite avec eux, le premier une satisfac­tion pathologiquement conditionnée (par des excitations, stimulos), le second une pure satisfaction pratique ; celle-ci n’est pas seule­ment déterminée par la représentation de l’objet, mais encore par celle du lien qui attache le sujet à l’existence de l’objet. Ce n’est pas seulement l’objet, mais aussi son existence qui plaît. En revan­che le jugement de goût est seulement contemplatif ; c’est un juge­ment qui, indifférent à l’existence de l’objet, ne fait que lier sa nature avec le sentiment de plaisir et de peine. Toutefois cette contemplation elle-même n’est pas réglée par des concepts ; en effet le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (ni théorique, ni pratique), il n’est pas fondé sur des concepts, il n’a pas non plus des concepts pour fin.
L’agréable, le beau, le bon désignent donc trois relations diffé­rentes des représentations au sentiment de plaisir et de peine, en fonction duquel nous distinguons les uns des autres les objets ou les modes de représentation. Aussi bien les expressions adéquates pour désigner leur agrément propre ne sont pas identiques. Chacun appelle agréable ce qui lui FAIT PLAISIR ; beau ce qui lui PLAIT simplement ; bon ce qu’il ESTIME, approuve, c’est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. […] On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne contraint l’assentiment."
KANT, Critique de la faculté de juger, § 5

    Commentaire :

Kant distingue trois types de satisfaction parmi ce qui peut procurer un plaisir : l'agréable, le bon et le beau. Ces trois choses ont en commun de nous procurer des satisfactions et c'est pourquoi il est courant de les confondre. Mais ce n'est pas parce qu'elles plaisent toutes les trois qu'elles sont semblables.
Or, nous allons le voir ce que Kant appelle l'agréable correspond à la conception purement subjective du beau tandis que ce qu'il nomme bon recouvre en partie la conception du beau objectif. Le beau au sens strict est donc selon Kant  distinct des deux conceptions opposées que nous avons envisagées.

1) L'agréable et le bon.

Kant commence par distinguer d'un côté le beau et de l'autre l'agréable et le bon, ces deux dernières satisfactions ayant un point commun : elles sont liées à la faculté de désirer : ce qui est agréable ou bon est désirable. On peut même dire que c'est en tant qu'ils sont désirables qu'ils sont agréables et bons. Ce qui n'est pas le cas du beau.

Mais le bon et l'agréable se distinguent néanmoins : l'agréable est une satisfaction dite pathologique : elle est liée à notre corps, à nos appétits, nos penchants, notre sensibilité.
Ce qui est agréable est ce qui nous met en appétit, nous excite, réveille notre désir, autant de chose liées à notre corps, à ses besoins autant qu'à ses désirs.

A noter : l'agréable est lié à une représentation de quelque chose, non à sa consommation. Il est lié à un spectacle ou plutôt à une représentation subjective (une perception, une image, un souvenir, …) qui ne doit pas être confondu avec le plaisir sensuel, physique de la consommation. L'agréable n'est que la promesse d'un plaisir sensuel éventuel.
Aussi, lorsque l'on dit d'un plat bien préparé qu'il est beau, d'une personne qu'elle est belle, de notre vieille peluche qu'elle est belle, on se trompe : on devrait dire que tout cela nous est agréable parce que cela éveille notre appétit ou conforte nos penchants.

Le bon est lui aussi lié à cette faculté de désirer, mais la satisfaction qu'il procure est dite pure ou pratique, c'est-à-dire morale. Elle est liée à notre moralité, à ce que nous jugeons bon moralement, et, à ce titre à ce que nous souhaitons ou désirons voir exister.
Aussi, lorsque nous disons d'un geste d'une grande générosité, d'une droiture qui nous émeut qu'il est beau, on se trompe : il n'est pas beau, il est bon et c'est en tant que tel qu'il nous touche : il est conforme à ce qui devrait toujours être fait et qui n'est pas si souvent fait. C'est cela qui est émouvant et c'est pourquoi la littérature et le cinéma mélodramatiques représentent volontiers des scènes morales susceptibles de nous toucher.

Qu'est-ce que cela change que l'agréable et le bon soient liés au désir et pas le beau ?

La satisfaction que procure l'agréable et le bon est liée à l'existence de l'objet, alors que la satisfaction que procure le beau n'est liée qu'à la représentation de l'objet et non à son existence. Ce qui est trouvé beau serait toujours trouvé tel si cela n'existait pas, alors que ce qui est trouvé agréable ou bon ne peut procurer de satisfaction que si cela existe vraiment, c'est-à-dire que si on peut se le procurer, en tirer une satisfaction sensuelle effective ou souhaiter que cela se produise vraiment. C'est pourquoi la satisfaction que procure le beau est dite contemplative : elle existe dans la pure et simple représentation de la chose : j'ai du plaisir à la regarder sans que ce plaisir soit en aucune manière lié à un désir de possession ou de consommation, j'ai du plaisir en la regardant purement et simplement. C'est pourquoi l'existence de la chose en question m'est indifférente : cela ne changerait rien à mon plaisir qu'elle n'existe pas puisque ce plaisir ne dépend pas de son existence, mais de la représentation que je me fais d'elle.

La simple idée ou l'image ou la perception d'un éclair au chocolat, d'une charmante personne ne peuvent être agréables que si ces représentations éveillent ou s'accompagnent d'un désir et par conséquent que s'il est de l'ordre du possible de manger l'éclair au chocolat et de rencontrer cette charmante personne. Si ce n'est en aucune manière possible, ces représentations ne sont pas agréables, mais pénibles puisque mon désir sera frustré. Une idée ou une image ne se mangent pas, ce n'est pas la perception d'une charmante personne qui cédera pas à nos avances, mais la personne elle-même, peut-être.
De même, l'idée ou l'image d'une bonne action ne procure aucune satisfaction en elle-même. Si je conçois une bonne action, alors parce qu'elle est bonne, elle doit devenir réalité, et c'est en cela qu'elle est désirable. Si elle ne le devient pas, elle ne procurera aucune satisfaction, aucun plaisir pour notre sens moral. Au contraire, l'idée de la bonne action qui n'a pas été accomplie causera de la mauvaise conscience. L'idée d'une bonne action ne remplace pas l'action.
En revanche, il est tout à fait possible que la perception ou l'image d'une chose puisse me procurer du plaisir en tant que telles, c'est-à-dire indépendamment de tout désir donc de l'existence même de la chose représentée ou perçue. Tout est là : le beau est le seul plaisir qui n'ait aucun rapport avec le désir : c'est ce qui plaît sans être désirable, donc qui pourrait plaire y compris si cela n'existait pas réellement.

2 ) Le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance.

    Dire qu'une chose est belle, c'est donc dire que sa représentation en moi, sous la forme d'une perception, qui n'est que par moi qui perçois et en moi qui la perçois, me procure du plaisir, que cette chose existe ou non.
D'où la distinction entre la nature et l'existence de l'objet : la nature de l'objet, sa forme, son essence que je me représente me procure une satisfaction : tel bâtiment, par ses formes, telle peinture, tel paysage… lorsque je les regarde me donne une satisfaction que j'aurais même si ce que je regarde n'existait pas : je trouverais encore cela beau parce que je n'ai pas besoin que cela existe pour que cela me fasse quelque chose.

    Cela ne signifie rien d'autre finalement que je prends plaisir à contempler une représentation en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle ne représente rien, puisque la chose qu'elle représente m'est, quant à son existence, indifférente. Comme je peux prendre plaisir à regarder l'image (peinture, image de synthèse…) d'un paysage imaginaire. C'est une image, une représentation qui ne représente rien, qui feint de représenter, qui peut à la rigueur me tromper en me faisant croire qu'elle a un réfèrent extérieur objectif, cela n'a aucune importance. Le plaisir esthétique est autiste, coupé du monde et enfermé en lui-même.

    Mais cette idée pose un problème : si c'est la nature de l'objet contemplé et non son existence qui me procure une satisfaction, est-ce à dire que l'objet trouvé beau a des caractéristiques (objectives en cela qu'elles s'imposeraient à moi) qui font sa beauté et telles que sa contemplation procure une satisfaction ?
En d'autres termes, si le plaisir esthétique est lié au sentiment de plaisir et de peine, n'est-il pas aussi lié à la faculté de connaître puisqu'il dépend de la nature de l'objet, de son essence donc d'une apparente connaissance de cet objet ? Mais si tel est le cas, alors la chose trouvée belle l'est parce que sa nature est telle que je la trouve belle. La beauté dépendrait-elle de caractéristiques objectives, propres à l'essence de la chose ?

    Réponse de Kant : non, le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance. Qu'est-ce que cela signifie ? Que la beauté n'est pas une caractéristique qui appartient à la chose comme telle, qu'elle n'est pas un prédicat comme peuvent l'être la couleur, la taille, la forme, la masse… Qu'une chose soit trouvée belle n'apprend rien sur cette chose puisque ce qui nous la fait dire belle est l'effet que sa représentation a sur notre sentiment de plaisir et de peine et non ce qu'elle est en elle-même. La beauté est dans le rapport qui s'instaure entre la représentation de la chose et nous, notre sentiment de plaisir et de peine et non pas dans la chose elle-même ou dans sa seule représentation. La beauté est un sentiment : l'effet sur notre sensibilité de nos propres représentations, de nos perceptions ou images des choses. En cela elle n'est en rien objective, elle n'est pas l'harmonie ou la perfection de l'objet, elle est purement subjective. Le beau n'est pas fondé sur des concepts : on ne trouve pas belle une chose après avoir saisi ses caractéristiques objectives. Il n'a pas des concepts pour fin : il ne produit pas de concepts, il n'est pas un jugement qui forme des concepts relatifs à la chose trouvée belle. Il est un jugement qui ne concerne que l'effet de la représentation de la chose sur mon sentiment de plaisir et de peine.

    De sorte que, sur ce point, Kant est d'accord avec Hume.

3 ) Les différentes satisfactions.

    Kant signale que si nous confondons facilement tous les types de satisfaction : l'agréable, le bon et le beau, nous sommes aussi en mesure de les distinguer ainsi qu'en témoigne le vocabulaire : il met à notre disposition des termes plus précis que le plaisir ou la satisfaction, termes qui correspondent à chaque type de satisfaction.
    L'agréable est ce qui fait plaisir. C'est ce qui peut procurer une satisfaction sensuelle, ce qui est la promesse d'une telle satisfaction. Elle ne suppose pour exister que le corps et ses appétits.
    Le beau plaît simplement. C'est ce qui fait simplement plaisir, c'est-à-dire qui procure une satisfaction indifférente à l'existence de l'objet.
    Le bon est ce qu'on estime ou approuve. Le bon, une bonne action par exemple, procure du plaisir en cela que nous trouvons l'action estimable, en cela qu'elle a de la valeur, une valeur morale qui la rend touchante.

4 ) Une satisfaction libre ou désintéressée.

    La satisfaction procurée par le beau est libre ou désintéressée en cela que ce qui est jugé beau pourrait ne pas exister sans cesser d'être trouvé beau, alors que l'agréable et le bon sont inséparables de l'existence de l'objet ou ce qui revient au même, de la faculté de désirer.
    Désintéressé veut dire ici qu'on se moque de l'existence de la chose, qu'elle ne nous intéresse pas en elle-même dans son existence. Ce qui n'est pas le cas avec l'agréable et le bon puisque ce qui est agréable tout comme ce qui est bon est désirable. Etre désirable implique d'une part que cela nous importe, que cela a de l'intérêt pour nous et d'autre part que cela existe effectivement puisque le désir ne se satisfait pas de rien.

    Ainsi Kant peut-il dire que le beau est ce qui plaît (il procure du plaisir et se reconnaît à cela) sans concept (il ne suppose aucune connaissance de l'objet, de son essence, et n'apprend rien sur lui non plus) et d'une satisfaction désintéressée (il n'a aucun rapport avec les intérêts sensuels du corps ou moraux de notre raison, il n'est pas lié à la faculté de désirer, il est donc tout à fait indifférent à l'existence de l'objet beau).

Intérêt de ce texte :

Ce triptyque : agréable, bon et beau permet de sortir de la confusion antérieure.

    Ce qui n'est qu'agréable n'est pas beau et ce qui n'est qu'agréable étant en rapport avec notre corps et ses penchants (ses goûts et ses dégoûts), ce qui, selon le proverbe, ne se discute pas, cela en effet est relatif à chacun. Mais l'erreur est de croire que le beau est du même ordre que l'agréable : il s'en distingue en cela que le jugement de goût est désintéressé, c'est-à-dire indifférent à l'existence de l'objet trouvé beau, alors que l'agréable est une satisfaction inséparable de l'existence de l'objet dont on espère un plaisir sensuel, physique.
    C'est l'erreur de Hume et avec lui de tous ceux qui pensent que le beau est ce qui nous plaît sans autre précision.

    Mais, pour autant, Kant ne donne pas raison à ceux qui pensent que le beau est objectif puisqu'il insiste sur le fait que le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance : il ne suppose aucune connaissance de l'objet et n'en apporte aucune. Le beau n'est pas objectif, mais subjectif. Il n'est pas ce qui est harmonieux ou parfait en soi.
    C'est l'erreur de tous ceux qui pensent que le beau est objectif, qu'il dépend des caractéristiques de l'objet trouvé beau.
    Du coup, on comprend pourquoi Kant tient à distinguer le beau du bon : tous les deux procurent une satisfaction, mais la première est désintéressée, alors que la seconde est liée à l'existence et à la perfection morale de l'action dite bonne. La perfection procure bien une satisfaction, comme le pensent ceux qui soutiennent que le beau est objectif, mais cette satisfaction n'est pas esthétique, elle est morale.

    Le beau n'est ni dans la chose elle-même, ni dans le sujet seulement, il est dans le rapport entre les deux, dans la relation entre le sujet et la représentation de l'objet.

    Avec Hume, Kant soutient que le beau est subjectif, qu'il est de l'ordre de la satisfaction subjective et non de l'ordre de caractéristiques objectives de l'objet trouvé beau. Mais, il s'oppose à lui en cela qu'il soutient qu'il ne faut pas confondre, au sein des satisfactions subjectives, l'agréable et le beau. Le beau ne se ramène pas à l'agréable seulement parce que le jugement de goût est libre.
    Avec les tenants du beau objectif, Kant soutient que le jugement de goût n'est pas simplement relatif aux goûts et aux dégoûts des individus, que tout n'est pas relatif en cette matière. Le beau n'est pas l'agréable, n'est pas relatif aux penchants et inclinations subjectives et individuelles de chacun. Le beau est ce qui plaît de manière désintéressée, c'est-à-dire en l'absence de tout désir, par conséquent tout le monde peut trouver belles les mêmes choses puisque la beauté ne dépend pas de nos penchants subjectifs.

    Ce qui permet à Kant d'ajouter à la définition du beau qu'il est l'objet d'une satisfaction universelle.

    Kant estime que la preuve de cela, c'est le fait que nous ayons tendance à ne pas dire que nous trouvons telle ou telle chose agréable alors que nous désirons toujours partager ce que nous trouvons beau. Pourquoi ? D'une part parce que pour pouvoir profiter de ce que nous trouvons agréable, il vaut mieux ne pas en parler et d'autre part parce que nous ne sommes pas sûr que ce que nous trouvons agréable le sera pour tout le monde, alors que nous avons l'étrange certitude que ce que nous trouvons beau sera trouvé tel par tous.

    Tout cela signifie qu'on tend à tout mélanger, à appeler beau à la fois le beau, l'agréable et le bon parce que tout cela procure du plaisir, alors qu'il faudrait faire des différences.

    Maintenant qu'on sait mieux ce qu'est le beau et surtout avec quoi il ne faut pas le confondre, peut-on dire que le beau est un critère qui distingue les œuvres d'art d'autre chose ?
    Peut-on attribuer à la beauté les effets qu'ont les œuvres d'art sur un public et cela de telle sorte que ces effets soient distinctifs ? Notre question étant de savoir si la beauté et les effets qu'on lui prête peuvent servir à distinguer une œuvre d'art d'autre chose.
    Mais, pour pouvoir répondre à cette question, il faudrait d'abord savoir en quoi consiste au juste non pas la beauté, mais la beauté d'une œuvre d'art puisqu'il n'y a pas que les œuvres d'art qui soient belles.

    B ) Qu'est-ce que la beauté d'une œuvre d'art ?
Le beau et les œuvres d'art.

    Si on définit le beau par opposition à ce qui n'est qu'agréable et à ce qui est bon ou bien, c'est-à-dire si on refuse de penser le beau comme le parfait ou comme ce qui simplement procure du plaisir, alors on ne peut pas dire qu'il existe une définition du beau artistique au sein du beau en général. Les œuvres d'art n'ont pas une beauté qui serait différente de celles des choses et des êtres naturels : le beau est indifféremment naturel ou artistique. Dans les deux cas, ce n'est pas l'objet qui est beau en lui-même, mais sa représentation produit sur nous un effet agréable sans que ce plaisir soit lié à l'existence de cet objet.

    Mais que les œuvres d'art et les êtres ou choses naturels soient beaux de la même manière ne signifie pas que les œuvres d'art ne se distinguent pas des êtres et choses naturels. Une œuvre d'art est belle comme peut l'être une chose naturelle, mais elle n'en est pas moins distincte d'une chose naturelle comme œuvre de l'art précisément. Ce qui n'échappe à personne puisque nous savons distinguer les êtres et choses naturels des œuvres d'un art.

    Est-ce que pour autant il n'y a entre les êtres ou choses naturels dits beaux et les œuvres d'art dites belles aucune différence autre que celle qui existe entre le naturel et l'artificiel ? La beauté artistique ne se distingue-t-elle pas de la beauté naturelle ? Une belle œuvre est-elle belle comme une belle chose ? Une belle peinture qui représente quelqu'un est-elle comme une belle personne ?

    Pour être belle, une œuvre d'art se doit-elle d'être la représentation d'une belle chose ou d'un bel être naturel ?

    Non, comme le dit Kant, une œuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose. Qui peut même être laide ou n'avoir aucune grâce particulière. La composition, la lumière, les couleurs… d'une toile ou d'une photo contribuent plus à sa beauté que ce qu'elles représentent. Une œuvre doit sa beauté non à ce qu'elle représente mais à la manière de le représenter à quelqu'un.

    C'est toute la différence entre la photo d'une pin-up et la belle photo d'une vieille femme. Dans le premier, ce qui importe c'est la pin-up en tant qu'elle existe, dans le second, c'est la photo comme image en deux dimensions. Dans le premier cas, la photo donne à voir un aspect du réel qu'on juge intéressant, elle est un média. De sorte que cette photo doit sa valeur à la réalité qu'elle donne à voir. Dans le second cas, la photo est tout ce qui est voir, elle ne donne pas à voir autre chose qu'elle-même. Elle ne doit à rien d'autre qu'à elle-même sa valeur, sa beauté.

    Pourquoi ? Qu'est-ce qui fait la beauté des œuvres d'art ?

Pour comprendre le beau, il faut distinguer les choses de leurs représentations et comprendre que le beau est cette satisfaction que procure cette représentation en moi, que ce n'est pas la chose en elle-même qui est belle et même que son existence est indifférente.
Or, ce qui est vrai des représentations subjectives que sont les perceptions ou les images mentales l'est aussi des représentations objectives que sont les œuvres d'art. Une œuvre d'art ne peut être trouvée belle que si ce qu'elle représente, si elle représente quelque chose, n'a aucune importance pour nous, est un  objet dont l'existence nous est indifférente. Une œuvre d'art qui représente quelque chose ne peut être trouvée belle que si on fait abstraction de ce qu'elle représente pour ne considérer que la représentation comme telle. Ce qui signifie : pour considérer la représentation comme un objet qui ne re-présente rien… Une œuvre d'art ne peut être trouvée belle que si pour nous il n'y a rien derrière elle, si elle ne montre pas plus qu'elle cache quelque chose : si elle est tout entière telle qu'elle se donne à nous, sans reste.

    Ce qui permet du coup de comprendre qu'on puisse trouver belles des œuvres qui ne représentent rien (les œuvres non figuratives, mais aussi les œuvres ornementales) puisque la beauté d'une œuvre ne tient pas à la qualité du rapport représentation/réalité, mais au rapport représentation/sentiment de plaisir et de peine de telle sorte que la "représentation" peut ne rien représenter du tout !

    Une belle œuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose, elle est la belle représentation d'une chose ce qui signifie qu'elle est un objet qui strictement ne re-présente rien en tant qu'elle est belle.

    C ) Les effets des œuvres d'art ont-ils leur beauté pour cause ?

    Notre point de départ était le suivant : pour définir ce qu'est une œuvre d'art ou, du moins, pour établir un critère distinctif, on avait envisagé, du point de vue du spectateur, les effets des œuvres sur un public. On avait ensuite observé que ces effets (émotions, sentiments, discours) sont le plus souvent attribués à la beauté de l'œuvre. Ce qui nous avait conduit à nous demander si c'est bien la beauté qui est à l'origine de ces effets ou si au contraire nous n'avons pas tendance à dire belles les œuvres qui ont sur nous certains effets seulement parce qu'elles avaient ces effets et parce qu'on ne savait pas à quoi d'autre les attribuer.
    C'est dans le but de résoudre ce problème que nous avons tâché de définir ce qu'est le beau comme tel, puis la beauté artistique. Maintenant que c'est fait, on peut donner une réponse à notre question, résoudre le problème.

    Puisqu'il faut distinguer le beau de l'agréable et du bon ou bien, il apparaît que les choses qui ne sont qu'agréables ou qui sont parfaites du point de vue moral, mais aussi plus largement à tout point de vue, notamment fonctionnel ou technique (une belle machine, un beau cheval) ne peuvent pas être dites belles, alors qu'elles ont bien sur nous des effets.
Si elles ne sont pas belles à proprement parler parce qu'elles ont des effets qui s'expliquent par l'agrément ou la perfection, alors la beauté n'est pas à l'origine de ces effets, mais c'est au contraire parce qu'elles ont ces effets qu'on les dit belles.
On ne peut dire qu'une chose est belle que lorsque la chose dite belle a une existence qui nous est indifférente, chaque fois que son existence ne présente aucun intérêt (il faudrait ajouter à ce que dit Kant, y compris lorsque la chose représentée n'existe pas. Il n'en parle pas parce qu'il ne songe qu'aux représentations subjectives, celles que nous formons de la réalité. Mais, on a vu que ce qu'il dit de ces représentations vaut aussi pour les représentations artistiques).

    On tendrait donc à dire belles les œuvres qui ont sur nous certains effets parce qu'elles ont ces effets et seulement pour cette raison. L'ensemble des œuvres belles est plus réduit que celui des œuvres qui font de l'effet. Mais la chose va plus loin : celles qu'on peut dire belles authentiquement n'ont souvent pas d'effets très marqués ! Les œuvres dont la beauté est adhérente ou ornementale ne sont pas renversantes encore qu'elles soient belles. Comme le dit Alain, "Le beau, ce n’est pas ce qui plaît, c’est ce qui arrête" : le beau ne bouleverse pas tant qu’il attire l’attention, captive…

    Au total donc, tous les effets ne peuvent pas être attribués au beau et toutes les belles œuvres ne font pas toujours de l'effet ! Autrement dit, le lien que l'on établit spontanément entre le beau et les effets n'existe pas.

    Aussi bien, ce sont souvent les œuvres qui ont sur nous le plus d'effet qui sont aussi celles dont la beauté est la plus discutable. Toutes les œuvres qui précisément sont conçues en vue de créer des effets, celles qui sont conçues comme des ensembles de stimulations émotionnelles, affectives, sensuelles, oniriques… s'épuisent tout entière dans cette recherche et ne sont guère belles : ce qu'elles représentent n'a pas une existence indifférente, sans rapport avec notre faculté de désirer.
    C'est le cas notamment des œuvres que Malraux appelle d'assouvissement, celles qui sont destinées à assouvir de manière imaginaire des désirs, des fantasmes, des vœux, comme les romans dits de gare ou à l'eau de rose, comme les films qui jouent sur nos peurs, nos espoirs, notre sensibilité ou notre sens moral…

    Rq : On pourrait avec Nietzsche parler d'œuvre du ressentiment dans la mesure où elles procurent une satisfaction liée à l'affirmation imaginaire d'un monde qui s'oppose au nôtre et se venge de lui. Un arrière-monde qui n'est pas si loin finalement des arrière-mondes métaphysiques ou religieux. Chaque fois que de manière trouble le désir est présent, ces œuvres font de l'effet, mais pas celui plus calme, plus durable de la beauté.

    Notons que c'est en partie à cause de ces effets sur les spectateurs que Platon condamne les arts : ils sont jugés déraisonnables, c'est-à-dire contraires à ce que la raison et les lois exigent. Pire: ces effets sont contraires à la dignité : on est ému, au théâtre, par le spectacle d'un homme qui pleure, alors que dans la vie, on le trouverait méprisable, trop peu viril. Les œuvres d'art parviennent à avoir sur nous des effets que n'a pas et ne saurait avoir ce qu'elles représentent : elles sont donc débilitantes.

    En définitive, le beau n’explique pas les effets qu’on lui prête volontiers. Ce qui signifie que vouloir comme nous le pensions identifier l’œuvre d’art par les effets qu’elle provoque, effet que nous attribuions à sa beauté, n’est pas possible.
    Que les œuvres d'art aient sur nous des effets n'implique pas qu'elles soient belles puisque la beauté des œuvres n'est pas la seule cause possible de ces effets.
Pire encore : les œuvres qui font les effets les plus violents ne sont sans doute pas loin de n'être pas d'art : on peut discuter les qualités esthétiques de plus d'un roman à l'eau de rose, d'un film mélodramatique, d'une chanson d'un été, d'une photo de pin-up, d'un Christ en croix, autant d'objets pourtant capables des plus grands effets.
Est-ce à dire qu'on pourrait alors dire que seules sont d'art les œuvres qui provoquent certes des effets mais à condition qu'ils soient du à leur beauté ? Pas non plus : des œuvres d'art peuvent avoir des effets qui ne sont pas liés à leur beauté : être poignantes ou drôles, déprimantes ou rassérénantes, divertissantes ou graves. Et, en outre, des œuvres d'art peuvent être dépourvues de beauté ou en tout cas de charme, d'accès facile, de joliesse.

Rq : Soyons prudent et cohérent : on ne peut pas dire à proprement parler qu'une œuvre d'art est en tant qu'objet dépourvue de beauté parce que les contours de la beauté ne sauraient être définis sans que cela ne réintroduise une objectivité du beau. Qu'une œuvre ne soit pas facile à contempler n'implique pas qu'elle ne soit pas belle, mais elle peut être d'une beauté qui n'apparaît pas immédiatement. Qu'est-ce que cela signifie ? Si la beauté est tout entière dans le rapport représentation/sentiment de plaisir de peine, alors il est possible de parler de beauté chaque fois qu'un plaisir désintéressé naît de la contemplation d'une chose, fut-elle rebutante de prime abord, comme peut l'être une installation, un happening ou la musique dodécaphonique.
Ne pas perdre de vue que l'art contemporain rompt moins avec le beau qu'avec une conception objectiviste ou normalisée du beau.

    Mais pourquoi cette confusion entre le beau et ce qui n'est pas lui, pourquoi cette attribution erronée ?

    Hypothèses :

Par désir d’attribuer à une cause jugée noble des effets qui en réalité ont des causes troubles.
Par abus de réciprocité : puisque le beau fait de l’effet, on suppose alors trop vite que chaque fois qu’on éprouve quelque chose, c’est la beauté qui en est la cause.
Peut-être aussi parce que les choses belles ne sont jamais que belles, qu'elles sont mêlées d'agréable et de bon.
Peut-être aussi parce les oeuvres belles comme celles qui ne le sont pas ont un autre point commun que celui de procurer du plaisir, autre point commun qui lui aussi provoquerait la confusion : qu'elles nous parlent, qu'elles nous disent quelque chose, qu'elles aient un sens qui nous renvoie à nous-mêmes dans les deux cas.


    Or, précisément, si le critère du beau est insuffisant, c'est aussi en cela qu'il n'explique pas une des caractéristiques fondamentales de toute œuvre et un de leurs effets : elles nous font parler, parce qu'elles ont quelque chose à nous dire que nous tâchons d'exprimer plus ou moins adroitement. Car si les œuvres d'art font parler, c'est peut-être non pas seulement parce qu'elles sont belles, mais sans doute parce qu'elles ont quelque chose à nous dire.

    Du reste, il n'est pas si rare que, face à une œuvre que l'on veut bien tenir pour d'art, l'on se dise que l'on ne la comprend pas. Pour ne pas la comprendre, il faut admettre d'abord qu'elle dise quelque chose. On reconnaîtrait que quelque chose se dit, mais sans savoir ce que c'est. Elle est alors pour nous comme une énigme, ce qui est très différent d'une "simple" belle chose.

    III ) Quels sont les rapports qui existent entre une œuvre d'art et le réel ?
Point de vue des rapports entre le réel et les œuvres.

Il est courant d'entendre dire que les œuvres d'art expriment quelque chose ou bien représentent quelque chose. Telle toile ou sculpture représenterait telle scène quotidienne ou mythologique, tel morceau de musique exprimerait tel ou tel sentiment…
D'ailleurs, lorsque des œuvres nous laissent perplexes, nous nous demandons : "Qu'est-ce que cela représente ?" et "Qu'est-ce que ça veut dire ?".
Or, soutenir que les œuvres d'art représentent ou expriment quelque chose, c'est soutenir qu'elles nous parlent, qu'elles disent quelque chose, qu'elles ont un sens. C'est cela qui expliquerait qu'elles nous fassent parler ou parfois penser qu'on ne les comprend pas : elles nous feraient parler de ce qu'elles représentent et expriment ou pour nous faire dire qu'on ne comprend pas ce qu'elles représentent, ce qu'elles veulent dire. Tout cela indique que nous avons à l'égard des œuvres d'art une attente de signification, d'expression, de sens qui doit être expliquée et analysée.
Or aussi, soutenir que les œuvres d'art expriment ou représentent quelque chose, c'est dire qu'elles ne sont pas des objets comme les autres et pas seulement en cela qu'elles seraient belles ou plaisantes. Si on soutient que les œuvres d'art renvoient à autre chose qu'elles-mêmes, alors cela signifie qu'elles sont des signes, si par signe on entend une réalité qui en indique une autre, une réalité perceptible qui en indique une autre qui elle n'est pas présente : pas perçue ou impossible à percevoir.
A ce titre, elles sont apparentées aux langues comprises comme ensemble de signes différenciés.

    Du coup, on peut se demander si une œuvre d'art ne pourrait pas se reconnaître à cela qu'elle est un signe, un quelque chose qui représente et/ou exprime quelque chose.

    Soit, mais cette idée n'est pas très claire !

Que signifie représenter et exprimer quelque chose ?
Qu'est-ce que les œuvres d'art expriment ou représentent ? Quels types de choses, quelle réalité ?
Comment le font-elles spécifiquement ?


Représenter et exprimer :

Posée face à une œuvre d'art, la question : "Qu'est que cela représente ?" signifie qu'on se demande à quel l'objet l'œuvre nous met en présence.  A cette question, on peut répondre de bien des manières : une œuvre peut représenter une personne, un paysage, une histoire, des Dieux, …
Représenter en art, c'est rendre présent quelque chose qui ne l'est pas, quelque chose d'absent pour nous, avec un "à la place de", avec un substitut, un représentant, un signe donc. C'est rendre présent sous une forme sensible, puisque les œuvres d'art sont des objets sensibles.

Représenter, c'est rendre présent sous la forme d'un objet sensible quelque chose d'objectif, à savoir d'extérieur à nous, que cette chose existe ou non (César ou Jupiter) et qu'elle soit sensible ou non (la personne qu'on aime ou l'amour en tant que tel).

 "Qu'est-ce que ça veut dire/exprime ?" est une question qui elle porte ou sur le sens de l'œuvre, ou sur l'objet qu'elle présente/exprime. A cette question, on peut répondre soit en explicitant dans un discours la signification, c'est-à-dire l'intention, implicite et supposée de l'artiste, soit en disant qu'elle est la réalité rendue par l'œuvre. Mais attention, lorsqu'on parle de ce qu'une œuvre d'art exprime, on ne parle pas du même type de réalité que celle qu'elle représente : ces deux réalités ne sont pas du même ordre : Les Montres molles de Dali représente comme son nom l'indique des montres molles, mais cette toile exprime une angoisse liée au temps. Mieux, une œuvre peut ne rien représenter et ne faire qu'exprimer quelque chose : cas de bien des toiles non figuratives, des installations, de la musique et de l'architecture…

Exprimer, c'est faire connaître par des signes sensibles quelque chose qui n'est pas sensible. Exprimer, c'est mettre dehors, expulser et exposer sous une forme sensible quelque chose qui en tant que tel n'est pas de l'ordre du sensible, comme une idée ou un sentiment. Exemplairement, les mots sont les signes dans lesquels nous exprimons nos pensées, nos idées.

Exprimer, c'est rendre sous une forme sensible quelque chose de subjectif donc qui n'est pas sensible.

Rq : La représentation pallierait l'absence pour nous de ce qui représenté, l'expression à l'extériorité radicale de ce qui est exprimé avec le sensible.

Qu'est-ce que, par conséquent, les œuvres d'art peuvent représenter et exprimer ?

Si représenter, c'est rendre présent un objet qui n'est pas présent pour nous, alors on ne peut représenter que des êtres et des objets qui composent le monde extérieur ou qui peuvent être figurés sous la forme de ces êtres et objets.
Et, si exprimer, c'est rendre sous une forme sensible ce qui ne l'est pas par nature, alors on peut exprimer les éléments de notre subjectivité : des idées et ce qu'on appelle parfois le monde intérieur, celui des passions, des sentiments et des émotions.

Les œuvres d'art seraient donc ou bien des représentations du monde extérieur ou bien des expressions de ce qui se passe en nous.
Telle est du reste l'opinion commune en la matière : les œuvres d'art seraient pour les artistes les moyens de s'exprimer, d'exprimer leur sensibilité et les œuvres elles-mêmes représenteraient des choses du monde avec plus ou moins de bonheur.

C'est cette double thèse que nous allons examiner à travers la dernière question que nous inspirait l'idée selon laquelle les œuvres d'art seraient nécessairement des signes.

Si les œuvres d'art représentent ou expriment des choses, comment le font-elles ? Par quels moyens est-il possible de représenter les choses ? De les exprimer ?

Parce que représenter se distingue d'exprimer, il apparaît qu'on ne peut pas employer les mêmes moyens pour représenter les choses et pour les exprimer. C'est pourquoi nous allons examiner séparément les moyens par lesquels on représente les choses de ceux qu'on emploie pour les exprimer.

Comment les œuvres d'art peuvent-elles représenter quelque chose ?

    A cette question, on donne d'ordinaire une réponse simple : les œuvres d'art représentent ou expriment les choses en les imitant. L'art proposerait une imitation du réel.

Thèse qui semble confirmée par les œuvres d'art elles-mêmes : si elles paraissent  représenter le monde tel qu'il nous apparaît, elles ne peuvent donc que le reproduire, l'imiter donc.
Elle semble aussi être confirmée par une expérience assez courante : trouver qu'une œuvre d'art rend bien quelque chose que nous connaissons ou que nous avons vécu. Un portrait rend bien celui qui s'y trouve peint, une scène d'un film décrit avec finesse une situation que l'on a déjà connue, … Bien rendre, n'est-ce pas bien reproduire, bien imiter donc ?

    A ) Les œuvres d'art représentent-elles la nature en l'imitant ?

    Dire que l'art imite la nature, c'est dire que les œuvres d'art imitent la nature, la reproduisent, la rendent présente à un public. Cette thèse a pour intérêt d'expliquer en quoi les œuvres d'art peuvent être considérées comme des représentations ou des expressions de quelque chose, comme des signes : elles montrent comme signes ce qu'elles imitent du réel, ce qu'elles reproduisent de lui.

    Il semble aller de soi que pour pouvoir représenter le réel ou simplement quelque chose, il faut l'imiter. Mais que signifie imiter au juste ? En quoi les œuvres d'art imitent-elles le réel ou la nature ?

        1 ) Est-il possible d'imiter la nature ?
Qu'est-ce qu'imiter la nature pour une œuvre d'art ?

"C’est un vieux précepte que l’art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote. Quand la réflexion n’en était encore qu’à ses débuts, on pouvait bien se contenter d’une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l’idée ayant, dans son développement, sa place comme tant d’autres moments.
D’après cette conception, le but essentiel de l’art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l’art but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l’homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de notre connaissance ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous  offre la nature. C’est que l’art, limité dans ses moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la réalité à un de nos sens ; et, en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà de la simple imitation, il incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir,  c’est une caricature de la vie. (…)
    On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparée à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant."
HEGEL, Esthétique I.

    Commentaire :

1 ) C'est l'enfance de la pensée. Cette thèse a pour elle des raisons, mais partielles, insuffisantes.

2 ) Définition de l'imitation.
    Imiter, c'est reproduire, refaire une seconde fois des objets tels qu'ils existent dans la nature. Cette reproduction à l'identique serait source de plaisir.

 C'est formel : aucun contenu spirituel dans les œuvres.

3 ) C'est oiseux et superflu : à supposer que l'art parvienne à imiter les choses, quel est l'intérêt pour ceux qui les ont déjà vu ? Ce qui s'oppose à l'idée selon laquelle les œuvres d'art offrent des spectacles plaisants. Or, puisqu'elles présentent bien un tel spectacle, cela signifie qu'elles ne sont pas des reproductions d'objets réels sans quoi elles ne seraient pas plaisantes.
    Hegel suggère déjà que les œuvres d'arts ne sont pas de simple reproductions, sans quoi elles n'existeraient pas ou ne seraient pas appréciées.
    Mais il ne dit pas que la chose est impossible.

4 ) C'est voué à l'échec.
    Argument plus fort. Vouloir imiter la nature est présomptueux : c'est se donner un but impossible et donc ne pouvoir obtenir que des résultats inférieurs à l'original.
    Pourquoi ?
D'abord pour des raisons techniques : l'art comme tel ne dispose pas des moyens de refaire, de reproduire le réel, la nature comme tels. Les techniques artistiques ne sont pas des techniques de re-production, de clonage. Un tableau n'est pas le double du modèle.
Ensuite, parce que le caractère limité des moyens empêche tout simplement de refaire la même chose pour ne permettre que de produire (et non reproduire) que des illusions, des apparences et pour un seul sens. A vouloir imiter, on ne fait que rendre des apparences. Donc, on ne reproduit pas la chose, mais les apparences de la chose en tâchant de faire croire, de faire illusion.
Enfin parce que lorsque l'art se contente de cela, c'est-à-dire de rendre les apparences, de ne reproduire que les apparences et non la chose même, il ne fait guère illusion : il n'offre pas de la réalité qu'il imite une représentation vivante, il ne donne pas l'impression de la vie, du mouvement, il ne fait que présenter la réalité sous une allure grossière et grotesque, celle d'une caricature. Comme le dit Hegel : si on ne va pas au-delà des apparences, on ne donnera pas l'impression d'avoir affaire à ce qui est imité.
En imitant les apparences de la vie, on ne la rend pas. Voilà pourquoi l'art qui voudrait imiter la nature est dit présomptueux et comparable à un ver qui voudrait de faire éléphant. Cette image rend bien à la fois l'impossibilité et le ridicule pour l'art de vouloir imiter la nature comme telle. S'il ne fait qu'imiter, il sera toujours ridiculement éloigné de son modèle.

Hegel mobilise contre la thèse de l'art-imitation deux objections très différentes : la première consiste à dire que c'est impossible d'imiter réellement la nature, la seconde que si l'art s'en tenait à l'imitation - qu'il semble cette fois admettre comme possible -, il ne rendrait pas ce qu'il représente. Imiter les apparences d'une chose ne permettrait pas de donner l'impression de la chose imitée.
Quand l'art imite la nature, il ne donne pas l'impression de la vie et c'est en cela qu'il est inférieur à ce qu'il imite, beaucoup plus finalement qu'en cela qu'il ne peut pas imiter comme tel les choses. Il n'est donc pas si grave que l'art ne puisse pas imiter la nature ou n'en imiter que les apparences pour un seul sens parce que l'art qui se contente d'imiter ne rend pas la vie ou la nature, n'en donne pas l'impression.

En somme, dire que l'art imite la nature est faux parce que cette imitation est impossible si par imiter, on entend reproduire ce qu'on imite. Par conséquent, imiter, c'est ne reproduire que les apparences. Mais à s'en tenir là, on ne peut donner l'impression de représenter ou de rendre le réel. L'imitation ne permet donc pas de représenter la nature de manière vivante.

Est-ce que cela signifie qu'il est impossible pour les œuvres d'art de représenter quelque chose ? Non puisque bien des œuvres d'art représentent en effet des choses ou des êtres. Non puisque, selon les arguments de Hegel, ce qui est impossible, ce n'est pas de représenter, mais de le faire par l'imitation des apparences des choses.
Il dit précisément que si l'œuvre d'art ne va pas au-delà de la simple imitation des apparences, elle ne donnera pas l'impression d'une réalité vivante. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'on ne représente pas la nature en reproduisant ses apparences. Pour représenter la nature ou la vie, il ne faut pas s'en tenir aux apparences sensibles, il faut aller au-delà d'elles, voire contre elles ! Quel paradoxe !

Mais quand on observe les œuvres d'art, ce paradoxe semble être confirmé :
Le marcheur de Giacometi a ses deux talons au sol et toutefois il donne bien l'impression de marcher, certains bustes de Rodin sans tête, ni bras ni jambes semblent exploser de joie, bras et jambes tendus…, des chevaux peint par Gericault sont totalement déformés mais par ces déformations, ils donnent une impression de vitesse, le David de Michel Ange a des proportions qui n'ont rien à voir avec la réalité physique des hommes, mais sans que cela suggère qu'il est difforme ou monstrueux ou, dans le même ordre d'idée, Platon reprochait aux bas reliefs des frontons de représenter les hommes de manière déformée, afin de corriger les déformations liées à la perspective en contre plongée des spectateurs au pied de l'édifice. Dans ces deux derniers exemples, c'est bien non pas les apparences des choses elles-mêmes qui sont rendues, mais les apparences pour ceux qui les voient.

A l'inverse, les répliques à l'identique en cire du musée Grévin font fausses, figées, mortes, voire ne sont pas du tout ressemblantes ! C'est le même paradoxe, mais dans l'autre sens cette fois : une imitation fidèle des apparences ne ressemble pas bien à la chose imitée.

Mais comment expliquer ce paradoxe ? Comment peut-on représenter le réel sans l'imiter, sans s'en tenir à ses apparences, voire en tordant ses apparences ? Comment donner l'impression du réel si on ne l'obtient pas par la reproduction de ses apparences ? C'est extrêmement paradoxal parce que cela signifie que c'est en donnant à la chose représentée des apparences qu'elle n'a peut-être pas qu'on va la reconnaître. Que, c'est en déformant le corps des chevaux qu'on va reconnaître des chevaux au galop sur une toile. Que ce sont des chevaux imaginaires, chimériques qui représentent à nos yeux les mouvements réels des chevaux réels.

On ne peut s'en tenir à ce paradoxe et on ne peut le dépasser qu'en le supprimant : sauf à dire que les œuvres d'art, en réalité, ne représentent rien ni de réel ni d'imaginaire, on ne peut comprendre qu'elles représentent quelque chose quelque chose sans imiter exactement les apparences sensibles qu'en soutenant qu'en réalité les œuvres d'art représentent bien les apparences des choses, mais à un autre point de vue. C'est donc sur cette notion d'apparence qu'il nous faut réfléchir.

    2 ) Comment peut-on représenter sans imiter ?
Qu'est-ce que rendre les apparences d'une chose ?

    Le mot apparence est un mot ambigu dans la mesure où les apparences sont liées à la fois aux objets et aux sujets : elles sont ce qui apparaît d'une chose à quelqu'un. Les apparences sont celles d'une chose pour quelqu'un. Or, ces deux versants des apparences peuvent être partiellement séparés.

Du coup, ou bien par apparence, on entend les apparences de la chose, c'est-à-dire ce pour quoi elle se donne, comment elle se donne, quand à sa forme, sa texture, ses couleurs, sa consistance… Ses apparences objectives, mesurables pourrait-on dire. Ou bien par apparence, on entend la chose telle qu'on la perçoit, telle qu'elle nous apparaît.
En effet, nos perceptions sont déterminées notre état physique et psychologique, par nos connaissances, l'appartenance à une culture… On ne perçoit pas purement et simplement les choses, on les voit à travers, mais aussi par notre subjectivité : celle de notre constitution physique, psychologique et intellectuelle. Puisqu'on ne peut pas dire que nous pouvons voir les choses d'une manière neutre et toujours identique, puisque nos perceptions sont des constructions subjectives, percevoir quelque chose, c'est en produire une interprétation, presque déjà une œuvre.

Quel est l'intérêt de cette distinction ?

Elle permet de mettre fin au paradoxe : les œuvres d'art qui représentent les choses peuvent ne pas les imiter, ne pas reproduire leurs apparences, si par là on entend qu'elles n'en reproduisent pas fidèlement les apparences objectives, presque mesurables, pour rendre au contraire les apparences des choses, mais pour nous. Les œuvres d'art pourraient ne pas imiter les apparences des choses tout en les représentant si elles reproduisent la perception que nous avons des choses, si elles figurent, rendent sous la forme d'une œuvre ce que nous voyons et comme nous le voyons.

    On peut alors distinguer deux types d'œuvres : celles qui imitent les apparences des choses, et celles qui objectivent dans les œuvres notre manière de nous les représenter.

Lorsqu'elle imite les apparences de la chose, l'œuvre est proche de la chose qu'elle représente, elle tâche de se faire passer pour la chose dont elle reproduit les apparences Dans ce cas, elle imite les apparences de la chose mais de telle sorte qu'elle cherche à donner l'impression d'avoir affaire à la chose même et non à une imitation de la chose. Elle cherche à faire croire, à tromper, à abuser, à se faire passer pour, à faire illusion. L'imitation du cuir n'en est pas et même est une matière bien peu noble, de même pour ce qui imite le bois.
On parlera de simulacre et de trompe-l'œil.
Mais, comme le montre Hegel, cette entreprise est ou vaine ou oiseuse. Ironiquement, il dit qu'elle n'est bonne qu'à tromper des pigeons et des singes (allusions aux raisins peint par Zeuxis et que des pigeons ont pris pour de rais raisins et à des planches qui reproduisaient des insectes si parfaitement qu'un singe voulu les manger), ce qui n'est pas un argument en faveur de la valeur des œuvres d'art imitatives.

 Lorsqu'elle cherche à rendre une manière de percevoir les choses, elle ne se fait pas passer pour autre chose qu'une représentation de quelque chose, c'est-à-dire pour un signe. Dans ce cas, on ne perd pas de vue que ce n'est pas la chose elle-même, l'oeuvre n'abuse personne, elle ne se donne pas pour ce qu'elle n'est pas : elle se donne pour une simple représentation comme telle, pour un signe.
Elles ne représenteraient pas les choses telles qu'elles sont, c'est de toute façon impossible, mais telles qu'on les voit/conçoit, conformément à notre manière de les percevoir, étant entendu que nos perceptions sont sous l'influence de nos conceptions.
Elles ne prendraient des distances avec le réel que pour mieux coller à notre perception du réel et cela de telle sorte que nous pourrions immédiatement reconnaître ce qui est représenté sans pour autant que cela soit ressemblant au sens d'identique.

Des exemples :

S'il est exact qu'un marcheur n'a pas en même temps les deux talons au sol, cela importe peu si cela n'est pas perçu par nous avec précision et si en revanche on perçoit avec force, comme une évidence, l'inclinaison en avant du buste qui crée un déséquilibre, c'est elle seule qu'il faut rendre dans le bronze de telle sorte qu'il suggère un mouvement de marcheur…
Ou par exemple peindre à des tailles différentes des êtres de condition sociale distincte, comme c'est le cas des miniatures du Moyen-Age. Cette manière de représenter les hommes, qui nous semble bien peu réaliste, grossière, maladroite, est en réalité une manière au fond très parlante de représenter les êtres tels qu'ils sont perçus et conçus dans leur vérité sociale. Ces miniatures les représentent bien tels qu'ils sont socialement et ontologiquement pour ceux qui les regardent.
Ou adopter au contraire la perspective dans la représentation picturale. Elle passe pour la manière de représenter la réalité la plus fidèle et la plus conforme à ce qu'elle est, mais en fait elle est d'abord une construction géométrique par laquelle on cherche à rendre sensible une nouvelle conception de l'espace : elle est le moyen par lequel on parvient à figurer l'espace sur un plan. Cela semble aller de soi : la perspective est en réalité ignorée en de nombreux endroits comme elle l'était au Moyen-Age…Mais cette ignorance n'est pas un manque : la perspective n'aurait servi à rien dans la représentation des hommes lorsqu'elle tient compte seulement de leur dignité sociale et ontologique.

Et, on se rend d'autant moins compte que les œuvres d'art n'imitent pas du tout la réalité mais qu'elles exposent notre manière de la percevoir qu'elles le font bien. Pourtant, il est bien exact qu'on ne reconnaît les choses qui sont représentées que lorsque les œuvres, au lieu de coller aux apparences "réelles" des choses, nous offrent une objectivation de notre rapport subjectif aux choses.

Représenter en art n'est rien d'autre que rendre présent sous la forme d'une œuvre la manière avec laquelle on SE représente les choses. Une œuvre d'art est donc l'objectivation de notre rapport subjectif au monde, notre manière de le concevoir/percevoir, notre rapport vécu au monde.

Rq : Notre rapport subjectif au réel, notre rapport vécu au monde peut être analysé de bien des manières, notamment à partir de l'opposition nietzschéenne entre affirmation et négation, affirmation du devenir du multiple et ressentiment morbide, lointain écho de l'opposition entre apollinisme et dionysisme sur laquelle repose l'opposition entre les arts de la mesure et de l'embellissement mensonger du monde et les arts de l'exaltation du devenir du multiple, du tragique.

C'est là un des sens de la fameuse phrase de Klee selon laquelle l'art ne rend pas le visible, mais rend visible. Rendre le visible serait représenter la réalité visible, sensible de manière imitative. On sait que la chose n'est pas possible. Rendre visible, c'est rendre objectif et sensible une chose qui n'est pas de l'ordre du sensible mais qui est bien réelle. Rendre visible, c'est donc exprimer sous une forme sensible quelque chose qui n'est pas sensible.

Rq : Rendre sensible, ce n'est absolument pas rendre intelligible !

C'est parce que les œuvres d'art ne restituent pas fidèlement des choses que Platon s'en prend aux artistes dans La République. Parce qu'elle ne ressemble pas à ce qu'elle représente, elle abuse le spectateur en se faisant passer pour ce qu'elle n'est pas ou en faisant passer la réalité pour autre chose qu'elle n'est. L'artiste imitateur est donc un dangereux imposteur : il passe pour savant en les choses dont il parle, alors qu'il n'en connaît que les apparences pour nous. L'artiste fait croire qu'il sait de quoi il parle ou ce qu'il représente parce qu'il semble en bien parler, parce qu'il semble rendre à merveille ce qu'il représente, mais c'est une tromperie, un abus de confiance.
Ce qui signifie que lorsqu'on voit une œuvre d'art qui semble rendre quelque chose à merveille, on est abusé par elle : elle parvient à nous faire croire qu'elle rend la chose, alors qu'elle ne fait que provoquer en nous des effets qui s'approchent de ceux que la chose provoque. Elles n'imitent pas, elles trompent, font croire, ne montrent que des apparences. Elles se donnent pour des répliques des choses, pour la vérité des choses, pour les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes et non pour des approximations, des erreurs, des faux-semblants.

Seulement, si on soutient que les œuvres d'art ne reproduisent pas les apparences des choses, mais rendent sous une forme objective la manière subjective que nous avons de nous représenter les choses, cela signifie que les œuvres d'art ne représentent pas tant les choses, qu'elles expriment notre rapport à elles. Les œuvres d'art ne représentent pas les choses en les imitant, mais en exprimant notre rapport subjectif à elles.

Qu'est-ce que tout cela signifie ? Nous étions partis de l'idée selon laquelle les œuvres d'art représentent les choses et qu'elles le font en imitant leurs apparences. Or, il apparaît que ce n'est pas en imitant les apparences des choses qu'on les représente au mieux, mais que c'est en donnant une forme sensible, objective à notre manière subjective de les percevoir/concevoir/vivre qu'on y parvient. Ce qui signifie donc qu'en art la représentation des choses est de l'ordre non pas de l'imitation mais de l'expression de notre subjectivité.
Représenter, c'est exprimer et exprimer, c'est objectiver un rapport vécu à la chose qu'on représente.

Or, c'était précisément l'art en tant qu'expression de notre subjectivité que nous devions examiner en second lieu.

    B ) Les œuvres d'art expriment-elles alors seulement notre subjectivité ?

Comme nous l'avions déjà dit, il est courant de dire que les œuvres d'art sont l'expression de la subjectivité des artistes : ils exprimeraient en elles leurs idées, leurs sentiments, leurs passions. L'art serait une forme d'expression.
Or, après avoir compris qu'il est impossible de représenter une chose autrement qu'en exprimant notre rapport à elle, on est venu à soutenir que les œuvres d'art sont l'expression d'un rapport subjectif au monde.
Est-ce à dire que nous donnons raison à l'opinion courante, tout en lui donnant une plus large extension puisque nous soutenons que toutes les œuvres d'art, y compris celles qui semblent tout bêtement ne faire que "représenter" la réalité


, sont des objectivations de notre rapport subjectif au monde ?

Pas du  tout : nous ne retrouvons nullement cette thèse commune selon laquelle certains œuvres d'art exprimeraient la subjectivité de leurs auteurs : leurs idées, leurs sentiments, leurs passions.
Pourquoi ?
Dire qu'une œuvre d'art exprime un rapport subjectif au monde n'est pas la même chose que dire qu'elles sont l'expression d'un état subjectif tout court.
Et si une œuvre d'art peut en effet exprimer un état affectif, (comme la musique ou la poésie savent le faire), cet état n'est jamais sans rapport avec un objet du monde et, en outre, cela ne veut pas dire que cette œuvre d'art exprime les affects ressentis par son auteur. Il est parfaitement possible d'exprimer un état qu'on ne connaît pas du tout ou pas au moment où on l'exprime. On peut faire dans la joie, l'exaltation des œuvres très sombres. C'est le cas des dernières toiles de Van Gogh.

Mais attention, que les œuvres d'art expriment un rapport au monde n'exclut pas que les affects jouent un rôle. Au contraire, ils sont constitutifs de ce rapport, l'imprègnent, le colorent, l'orientent, le déterminent en grande partie. Mais ils ne sont pas l'objet de l'œuvre d'art.

Contrairement à une idée reçue, les œuvres d'art n'expriment pas la vie affective des artistes en tant que telle, elles expriment bien plutôt un rapport vécu au monde sous l'influence de cette vie affective.

Si les œuvres d'art sont des signes, elles ne sont pas, comme on pourrait le penser spontanément, des signes qui indiquent le monde ou la pure subjectivité d'un artiste : elles signalent un rapport vécu au monde.

Soit, mais ne peut-on pas malgré tout dire que les artistes, à défaut d'exprimer leur subjectivité pure, expriment dans leurs œuvres leurs propres rapports vécus au monde ?

1 ) La subjectivité de qui ?

    Si on soutient que les œuvres d'art ne rendent pas les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'elles nous apparaissent, telles que nous les percevons/concevons/vivons, on peut alors admettre que les artistes, au lieu de rendre la manière avec laquelle nous percevons les choses cherchent à rendre celle avec laquelle ils les perçoivent/conçoivent/vivent eux dans leur singularité, et de telle sorte qu'ils fassent voir, sentir et éventuellement comprendre aux autres comment ils les voient, qu'ils exposent leurs re-créations du monde à travers leurs œuvres. C'est pour cette raison qu'on peut parler de l'univers ou du monde d'un artiste.

C'est ainsi qu'on peut comprendre que certaines œuvres s'éloignent non seulement des apparences des choses, ce qui est inévitable, mais encore de la perception/conception commune des choses pour en proposer une qui est une interprétation manifeste, une manière de les enjoliver, de les trahir, de leur donner un autre sens que celui qu'on leur prête… jusqu'à l'irréalité la plus manifeste.
Exemples : Les histoires de princes charmants comme les personnages qui volent dans les airs peints par Chagall.

C'est bien le rapport au monde qui se trouve ainsi exprimé : une œuvre onirique, qui embellit la réalité, qui en dissimule les aspects sordides, qui fait toujours triompher le bien ou la vérité, ne peut naître que du refus douloureux de la réalité telle qu'elle est.

Rq : C'est là que se joue l'originalité d'une œuvre. Comme cette originalité est très fortement liée à toute une série de déterminismes qui orientent la pratique artistique, il faut convenir qu'elle peut parfaitement être l'expression de ces mêmes déterminismes et donc par exemple exprimer une époque, un profil psychologique, un complexe d'oedipe chahuté, l'état des connaissances et des préjugés… De sorte que l'artiste est plus un médiateur qu'un auteur au sens strict.

 Comment les artistes font-ils pour rendre ainsi dans une œuvre leur rapport au monde ?

2 ) Comment les œuvres d'art parviennent-elles à exprimer notre subjectivité ?

    Qu'est-ce que cela signifie qu'elles représentent les choses non pas telles qu'elles sont mais telles qu'on les perçoit/conçoit/vit ?
    Comment les artistes font-ils pour exprimer la manière avec laquelle on perçoit/conçoit/vit les choses, pour rendre non les apparences, mais la manière par laquelle on les vit ?
    Comment exprimer, c'est-à-dire rendre sensible, ce rapport subjectif et donc étranger au monde objectif ou sensible ?
Comment restituer sous la forme d'un objet sensible quelque chose qui n'est pas du même ordre que les objets sensibles ?

Bien sûr, en premier lieu, rendre les choses telles qu'elles nous apparaissent, cela revient à les représenter de telle sorte qu'on trahisse leur aspect d'une manière qui les rendre identifiables. On peut, par exemple en sculpture déformer les proportions des corps destinés à corriger les déformations liées à la perspective (les bas reliefs des frontons des temples grecs ou le David de Michel Ange)
Mais restituer notre rapport subjectif au monde va généralement beaucoup plus loin : il est le plus souvent nécessaire non pas de déformer les apparences, mais d'introduire dans la représentation des éléments (qui n'existent pas réellement ou pas comme tels) qui suggèrent sous une forme sensible une caractéristique non sensible ou impossible à restituer comme tel.

Exemples : exprimer la vitesse et le mouvement par des déformations expressives des corps et des objets ou par une perspective outrée, la grâce ou la spiritualité par une auréole ou une aura lumineuse autour de la tête, la dignité sociale par la taille dans la composition, la souffrance par des stridences chromatiques ou sonores, par une composition heurtée …

Or, ce n'est souvent possible que si l'artiste adopte ou invente certaines règles, certaines conventions ou certains signes qui permettent de rendre ce que l'on voit lorsqu'on perçoit/conçoit/vit la réalité. Il doit pour rendre la subjectivité de la perception adopter ou créer des codes, des règles, c'est-à-dire un langage plastique ou symbolique qui comme tel est de l'ordre de la convention.

    Mais, si la représentation artistique est en partie de l'ordre du symbole, alors les œuvres d'art créent et obéissent à la fois à des conventions esthétiques par lesquelles on peut identifier à quoi elles renvoient, à quoi elles font allusion, de quoi elles parlent. Comme l'auréole symbolise la sainteté par exemple.
Or, cette dimension symbolique est inséparable de la culture dans son ensemble puisqu'un symbole n'est possible et lisible que sur le fond de références culturelles communes et reconduites. De ce point de vue, elles en disent beaucoup plus sur les caractéristiques culturelles des sociétés dans lesquelles elles sont nées et ont été reconnues que sur le réel qu'elles figurent.

Rq : C'est par son langage plastique ou artistique qu'il est possible d'identifier un courant artistique, une école ou un style. Par ailleurs, on peut interpréter toute rupture artistique, dans les pratiques, les langages artistiques et les formes de représentation comme des ruptures symboliques, des modifications des conventions esthétiques, donc comme l'indice, autant qu'un facteur, d'une mutation culturelle.


Mais cela signifie qu'il entre dans l'art une dimension conventionnelle, sociale qui le coupe du réel. Mais alors, qu'est-ce que les œuvres d'art représentent au juste ? Quel est leur rapport au réel ? N'est-il pas rompu par l'expression et ses moyens symboliques ?

Les œuvres d'art ne sont pas, comme on pourrait le penser spontanément des signes qui indiquent le monde ou la pure subjectivité d'un artiste : elles donnent à voir des mondes qui objectivent ceux dans lesquels vivent les artistes et cela dans des formes symboliques propres à une culture.
Les œuvres d'art sont des symboles qui figurent des mondes parallèles.

Mais alors, que reste-t-il de la réalité effective dans les œuvres d'art ?

3 ) Les oeuvres d'art ne sont-elles pas sans aucun rapport avec le monde réel, purement fantaisistes ?
Art, vérité et fantaisie.

    La perte du réel : si les œuvres d'art expriment notre rapport subjectif au monde, si elles expriment une subjectivité collective ou singulière, la référence au monde devient simple prétexte : le réel auquel elles semblent faire référence est en fait escamoté.
De sorte qu'on peut dire que le réel est comme absent des œuvres. Donc que les œuvres qu'on appelle abstraites en cela qu'elles ne sont pas figuratives ou qu'elles ne représentent rien ne le sont pas plus que toutes les autres parce qu'elles aussi ne représentent au fond rien.
Une peinture ou une sculpture qui représente un dragon ou un angelot n'est pas moins abstraite qu'une toile de Jackson Pollock : elles sont toutes également l'expression de quelque chose qui n'existe que pour nous et par nous. Mais il en va de même avec toutes les œuvres figuratives : elles ne donnent pas plus le monde à voir qu'une œuvre non figurative puisqu'en elle tout est pénétré de subjectivité : celle, singulière, du rapport que l'artiste entretient au monde et celle, culturelle, des symboles et conventions esthétiques !

Dès lors qu'on admet que les œuvres d'art n'imitent pas le réel, on admet qu'elles ne le représentent pas, mais qu'elles expriment notre manière de le vivre. Or, du coup, il apparaît que la référence au monde lui-même devient superflue : si les œuvres d'art expriment notre subjectivité individuelle ou collective au moyen de conventions esthétiques, le monde n'y est plus qu'un simple matériau, un prétexte, un faire-valoir dont on peut d'ailleurs se passer sans perte.

Les œuvres ne représentent pas le réel, ne le rendent pas du tout : elles inventent des mondes, créer au moyen de symboles des mondes rivaux du monde réel, des arrière-mondes.

    Art et vérité : Si les œuvres d'art ne représentent au fond rien du tout de la réalité, si le lien entre l'art est le réel doit être rompu, alors il est vain de parler de la vérité des œuvres d'art, de la qualité du rendu, de la ressemblance entre les œuvres et le réel. En revanche, on peut bien parler de la vérité des œuvres lorsqu'elles expriment avec justesse notre rapport subjectif aux choses. Seraient vraies celles qui sauraient rendre au mieux non pas les choses, mais finalement la perception/conception qu'on s'en fait. Elles seraient la vérité de nos erreurs d'appréciation de la réalité…
L'erreur serait alors de confondre ces deux aspects : croire que les œuvres correspondent parfaitement à la réalité sous prétexte qu'elles objectivent parfaitement notre manière de la vivre.

Or, c'est exactement cette erreur que dénonce Platon dans La République. S'il condamne les arts, c'est aussi parce qu'ils créent des confusions dangereuses.
Les œuvres d'art nous font prendre des conventions esthétiques pour la restitution fidèle de la réalité : on prend pour vraies des représentations du réel qu'on serait troublé ou offensé de rencontrer dans la réalité. Je trouve belle et vraie telle représentation théâtrale de la passion amoureuse mais dans le même temps, je jugerais folle et indigne toute personne qui dans la vie ferait les mêmes choses. Les œuvres nous conduisent à confondre la réalité avec de simples conventions, avec ce sur quoi on se met d'accord. Elles soutiennent le relativisme conventionnaliste des Sophistes.

Mais si les œuvres d'art ne représentent pas la réalité, si elles sont de l'ordre du symbole, de la convention esthétique, tournées vers le social et non vers le réel, comment rendre compte des rapports entre elles et le réel ? Comment s'expliquer qu'elles semblent pourtant exprimer ou représenter quelque chose pas seulement sous une forme symbolique, comment expliquer que ce qui peut passer pour des conventions esthétiques expriment pourtant quelque chose du réel, dise quelque chose de ce qu'il est ?
Comment expliquer que les œuvres d'art ne semblent pas seulement rendre avec justesse notre rapport aux choses, mais encore les faire voir telles qu'elles sont réellement ? Comment expliquer que les oeuvres d'art ne font pas que proposer une représentation de la réalité plus ou moins personnelle, plus ou moins plaisante ou écoeurante, mais tout au contraire une représentation vraie de cette réalité ?

C ) Les œuvres d'art ne représentent-elles pas malgré tout quelque chose ?

L'impression que les œuvres d'art représentent tout de même quelque chose de la réalité est pourtant incompatible avec l'idée selon laquelle les œuvres n'expriment jamais que notre rapport subjectif au monde, au moyen de conventions esthétiques et cela de telle sorte que le réel n'est qu'un matériau et un prétexte, mais pas l'objet de la représentation.
Si cette impression est fondée, comment rendre ces deux idées compatibles ?
On pourrait le faire par un paradoxe : si les œuvres d'art semblent rendre compte du réel, ce n'est pas parce que les œuvres d'art imitent la nature, mais c'est parce que c'est la nature elle-même qui imite les œuvres d'art.
Telle est la thèse, faussement loufoque, de Oscar Wilde.

1 ) Ne serait-ce pas la nature qui imiterait l'art ?

" Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n'existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l’homme cultivé saisit un effet, l’homme d’esprit inculte attrape un rhume.
Soyons donc humains et prions l’Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l’a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l’on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mou­vantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d’admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubi­gny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissarro enchan­teurs. En vérité, il y a des moments, rares il est vrai, mais qu’on peut cepen­dant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s’y fier toujours. Le fait est qu’elle se trouve dans une malheureuse position. L’Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l’imitation peut devenir la forme la plus sincère de l’inculte, se met à répéter cet effet jusqu’à ce que nous en devenions absolument las. Il n’est personne, aujourd’hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d’un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l’art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme."

O. Wilde Intentions, le Déclin du mensonge.

    Commentaire :

La nature est notre création. Wilde soutient d'abord que nous ne sommes pas les créations de la Nature, mais qu'elle est notre propre création. Ce qui signifie non pas que nous ayons réellement créer la nature - ce serait absurde - mais que la nature n'est pour nous rien d'autre que la représentation qu'on s'en fait : n'existe pour nous que ce dont on a une représentation. En ce sens, on peut dire que les choses n'existent que par nous qui nous les représentons.

Regarder et voir. Entre regarder et voir, il y a cette différence connue que regarder, c'est seulement percevoir sans attention ni intérêt particulier, voir, c'est apercevoir une chose en tant que telle, avec attention. Ce n'est pas parce qu'une chose est présente à nos sens qu'on la voit, mais parce qu'elle attire notre attention : on peut parfaitement regarder le monde et ne rien y voir. On peut donc bien dire avec Wilde que les choses ne se mettent à exister pour nous que lorsqu'elles sont vues et non pas seulement regardées. Or, Wilde soutient que ce qui fait qu'on voit les choses et donc qu'elles se mettent à exister pour nous, c'est leur beauté. Ne sont vues que les belles choses. Ce qui permet du coup de comprendre l'importance des arts : ce sont les œuvres d'art en tant qu'elles font voir de belles choses ou les choses de telle sorte qu'elles soient belles qui font que les choses sont vues et se mettent à exister pour nous.

Les brouillards. On s'est mis à voir les brouillards non parce qu'ils sont apparus, mais parce que les peintres et les poètes les ont inventés dit Wilde. Ce qui signifie que les œuvres d'art ne font pas apercevoir une réalité qui préexistait sans qu'on le sache, elles donnent à la réalité des aspects qu'elle n'a pas, mais qui la rendent belle de telle sorte que cela attire notre attention. Ce qui existe pour nous n'existe bien que pour nous : en elles-mêmes les choses ne sont pas telles qu'on les voit : il n'y a que pour nous qu'elles sont comme on les voit.

Ce n'est pas l'art qui imite la nature, mais la nature qui imite l'art. La nature finit par ressembler aux œuvres d'art, comme si elle les imitait, s'ingéniait à reproduire leurs effets. Ce paradoxe signifie que nous finissons par voir la réalité comme les œuvres d'art la représentent, encore que cette représentation soit tout à fait fantaisiste. Les œuvres d'art déterminent notre manière de percevoir la réalité au point de la voir comme elles la figurent. C'est pourquoi, après avoir vu des couchers de soleil comme Turner les peint, on découvre la nature comme les Impressionnistes la peignent.

Cependant, Il y a sinon une ambiguïté dans cette thèse de Wilde, du moins une difficulté : si les œuvres d'art parviennent à nous imposer leur représentation de la réalité, est-ce parce qu'elles sont belles seulement ou est-ce parce qu'elles donnent à voir quelque chose qui existe bel et bien ? Imposent-elles une représentation fantaisiste de la réalité ou font-elles découvrir une nouvelle réalité ? Suffit-il que les œuvres soient belles pour que leurs fantaisies esthétiques s'imposent à nous de telle sorte que l'on finisse par ne voir le réel qu'en fonction d'elles et donc par y voir ce qu'elles y mettent ?
Cette thèse de Wilde qui se moque de ceux qui voient encore la réalité comme la représentaient des œuvres qui ont perdu de leur intérêt, qui se moquent des provinciaux, n'est-elle pas celle d'un snobisme d'esthète qui ne supporte l'existence et le monde qu'en tant qu'ils rappellent des œuvres d'art ?
Parce qu'il en existe une autre : si l'on finit par voir le réel comme une œuvre d'art, par y trouver ce que les œuvres nous présentent, c'est peut-être tout simplement parce que ce qu'elles montrent s'y trouve en effet, mais sans que nous l'ayons vu auparavant.

        2 ) L'œuvre d'art rend visible.

    Notre problème est toujours le même : peut-on rendre compatible la thèse selon laquelle les œuvres d'art expriment exclusivement la subjectivité d'un rapport au monde et l'idée selon laquelle elles représenteraient malgré tout quelque chose de réel ? Peut-on soutenir à la fois que les oeuvres d'art exposent une manière de voir toute personnelle et subjective et en même temps qu'elles donnent à voir la réalité telle qu'elle est  ? Peut-on dire que les œuvres d'art sont à la fois de l'ordre de la fantaisie et de la restitution de la réalité ?
    Il semble que non, sauf si on soutient comme Wilde que la réalité n'est jamais que l'idée qu'on s'en fait et plus exactement que les œuvres d'art nous en font avoir d'elle.

A moins qu'il ne s'agisse en réalité d'un faux problème parce que nous faisons des confusions : nous confondons peut-être la réalité avec la perception que nous en avons de telle sorte qu'on s'imagine qu'il n'y a rien de plus dans la réalité que ce que nous en percevons. Mais, pour reprendre la distinction entre regarder et voir, il est possible que nous ne voyions pas tout ou que nous n'apercevions pas tout de la réalité. Si c'est le cas, on trouvera sans doute fantaisistes toutes les œuvres qui ne rendent pas compte de notre perception de la réalité. Mais est-ce que cela signifie pour autant qu'elles ne représentent rien de ce qui existe vraiment puisque nous n'avons peut-être pas tout vu ?
Dans une telle hypothèse, il devient possible d'envisager cette possibilité que l'art est ce qui rend "apercevable" ce qui n'était pas perçu ou aperçu. Telle est la thèse de Bergson.

" A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pou­vaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se mon­tre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hom­mes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. - Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? - C’est vrai dans une certaine mesure ; frais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres - celles des maîtres - qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. "
Bergson, La pensée et le mouvant.

Commentaire :

La fin de l'art. Les œuvres d'art ont pour fin de nous montrer ce que nous n'apercevons pas : ce qui est présent en nous ou en dehors de nous sans qu'on en prenne conscience.
L'exemple de l'expression des états d'âme : si les œuvres d'art inventaient purement et simplement ce qu'elles donnent à voir, on n'y reconnaîtrait pas ce qu'elles représentent. Ce qui signifie qu'elles ne sont pas purement fantaisistes. Les artistes rendent la réalité dans leurs œuvres. Seulement cette réalité, si nous la reconnaissons dans les œuvres, nous la découvrons aussi grâce à elles : elles nous révèlent à nous-mêmes ce qui se trouvait en nous sans qu'on s'en aperçoive explicitement.
Le révélateur. C'est pourquoi Bergson compare l'artiste à un révélateur de papier photographique : il rend visible l'image présente sur le papier émulsionné mais qui demeure invisible tant qu'elle n'a pas été plongée dans le révélateur. De la même manière, l'artiste rend apparent pour tous ceux qui ne l'avaient pas aperçue une réalité qu'il n'invente pas.
Les grands peintres. Bergson met sa thèse à l'épreuve en montrant qu'elle vaut aussi pour un genre d'art qui semble la réfuter : la peinture. En effet, la peinture est un art qui fait place à l'imitation nous dit Bergson, c'est-à-dire un art qui tâche de représenter les choses selon leurs apparences sensibles. Si tel est le cas, alors, la peinture ne peut que tâcher de rendre notre perception des choses et non nous révéler des aspects inaperçus. Imiter les apparences n'est pas faire voir des aspects inconnus.
Or, précisément, les grands peintres sont ceux qui sont parvenus à imposer à tous leurs visions des choses : c'est à partir de leurs œuvres que l'on s'est mis à voir certaines choses qu'on ne voyait pas avant. Qu'est-ce à dire sinon qu'ils ont mis en évidence des aspects de la réalité que nous n'avions pas aperçus, mais qui s'y trouvaient en effet ?
Un doute. Bergson envisage toutefois une autre explication qui correspond exactement à la thèse soutenue par Wilde, à savoir : les grands peintres ne révèlent rien de la réalité, mais impose leur manière de voir, qui est purement fantaisiste, parce qu'elle nous plaît. Il n'écarte pas cette possibilité, mais s'en sert comme d'un critère qui sert à distinguer les grands peintres des autres : si les peintres ordinaires proposent des œuvres qui relèvent de la fantaisie plaisante, les grands peintres sont grands en cela justement qu'ils ne nous divertissent pas, mais nous donnent à voir des aspects de la réalité qu'ils n'ont pas inventés, mais qui passaient inaperçus jusqu'à eux. Ainsi, les œuvres des grands peintres seraient vraies au sens où elles diraient quelque chose de la réalité avec justesse.

Or, cette thèse peut trouver de nombreuses illustrations, non seulement en peinture, mais aussi par exemple en littérature. Ainsi peut-on considérer Dostoiévski comme le révélateur de la nature et des effets d'états psychologiques morbides (Dans mon souterrain) ou Kafka comme le révélateur de l'absence possible de lien entre la mauvaise conscience et l'accomplissement de fautes (Le château).

C'est aussi en ce sens qu'on peut comprendre la phrase de Klee selon laquelle l'art ne rend pas le visible, mais rend visible. Si rendre le visible, c'est représenter la réalité par imitation, rendre visible peut se comprendre comme rendre apercevable, perceptible par ceux qui ne voyaient pas ce qui était à voir.

Le paradoxe se trouve ainsi dépassé mais d'une manière tout à fait différente de l'autre : les œuvres d'art qui passent pour l'expression de visions purement subjectives de la réalité, certaines d'entre elles du moins, représentent en fait les choses telles qu'elles sont mais pas telles qu'on les perçoit/conçoit/vit.
On peut donc dire que les œuvres d'art peuvent représenter les choses telles qu'elles sont, à condition de préciser que les choses telles qu'elles sont doivent être distinguées des choses telles qu'elles nous apparaissent d'ordinaire.
Sans doute faudrait-il aussi ajouter que dire que les œuvres d'art peuvent représenter les choses comme elles sont, est ou inexact ou ambigu : il reste vrai qu'on ne représente jamais que les choses telles qu'elles nous apparaissent. Mais, du reste, Bergson ne dit-il pas qu'elles révèlent ce que nous n'avions pas aperçu, mais seulement perçu ? Ce qui signifie qu'elles nous révèlent à nous-mêmes des aspects inaperçus de notre représentation des choses bien plus que les choses elles-mêmes.

    Cette fois que le problème est résolu, nous sommes arrivés au terme de notre réflexion sur la question de savoir si les œuvres d'art peuvent être reconnues à cela qu'elles sont des signes. Pour que cela soit le cas, il faut qu'elles renvoient à quelque chose d'autre qu'elles-mêmes, soit qu'elles représentent, soit qu'elles expriment.
    Or, il apparaît qu'on peut distinguer trois types d'œuvres d'art : celles qui révèlent ce qui passe inaperçu, celles qui expriment une réalité non sensible ou un rapport subjectif au monde et celles de la fantaisie divertissante. Et de ces trois types d'œuvres, si les deux premiers peuvent être tenus pour des signes, les dernières ne sont pas des signes puisqu'elles ne renvoient à rien en dehors d'elles.
De sorte qu'on ne peut pas dire qu'une œuvre d'art est par essence un signe.

_____________________

CONCLUSION

    La triple tentative de définir l'essence d'une œuvre d'art est un échec : on ne peut pas plus définir une œuvre d'art par son auteur, par les critères d'élection du public que par ses rapports à la réalité. Un artiste ne se distingue d'un artisan que par ses œuvres, ce qui implique qu'on doive d'abord reconnaître ses œuvres comme d'art pour lui reconnaître le statut d'artiste. Pour reconnaître en un objet une œuvre d'art, le public, les spectateurs emploient bien certains critères, notamment celui du plaisir esthétique lié au beau, mais il apparaît que toutes les œuvres qui procurent du plaisir ne sont pas nécessairement belles. Quant à savoir si les oeuvres d'art sont des signes, il semble qu'elles ne le sont que lorsqu'elles expriment quelque chose qui n'est pas sensible ou lorsqu'elles révèlent quelque chose du réel ou de notre perception du réel, mais pas dans tous les autres cas.

Toutefois, il est remarquable que les œuvres qui visent à l'effet plus qu'au beau sont presque toujours des œuvres de pure fantaisie conçues d'une manière proche de l'artisanat en ce qu'elles emploient des recettes éprouvées. Ces corrélations entre œuvres qui du point de vue de leurs auteurs les apparentent à des œuvres de l'art et non d'art, du point de vue du public sont dépourvues de beauté et du point du vue du réel ne sont pas des signes, permettent pour ainsi dire de rejeter en dehors du domaine de l'art tout ce qui n'est que le fruit de règles connues, qui  est sans beauté (sans préjuger de ce qu'est la beauté d'un point de vue objectif) et qui ne signale rien.


_____________________

Appendices :

Ontologie : le réel et le sensible.

Parler des œuvres d'art comme nous l'avons fait engage une ontologie. Les œuvres d'art, en tant qu'elles expriment, objectivent, rendent sensible et même représentent, permettent de comprendre que le réel est plus large que le sensible puisqu'elles rendent sensible des aspects du réel qui ne l'étaient pas comme tels. Exemple : la grâce en peinture, le pouvoir en architecture, la joie en musique, mais aussi bien sûr notre rapport vécu au monde.
    Le réel est plus large que le sensible, et l'art fait entrer dans l'ordre du sensible des pans du réel qui ne s'y trouvaient pas. C'est en cela qu'on peut dire que l'art rend sensible ou visible.

Sensible et intelligible.

    Comment l'œuvre d'art exprime-t-elle quelque chose, le représente-t-elle ? Non pas sous une forme conceptuelle, mais soit sous une forme sensible extra-linguistique : visuelle ou auditive soit sous une forme linguistique, mais non conceptuelle, comme c'est le cas de la littérature. Au fond, réfléchir sur les œuvres d'art, c'est se demander ce qu'est un signe qui n'exprime pas une idée.

    Rendre sensible, ce n'est pas exprimer une idée par une œuvre : ce genre d'œuvre existe, mais il est vain : s'il s'agit d'exprimer une idée, le concept est plus adapté et le sensible ne fait qu'en obscurcir l'expression et la rend anecdotique. En quoi Hegel a à la fois tort et raison. Il a raison de dire que seul les mots sont capables de rendre compte des idées qu'on a, mais il a tort de penser que les oeuvres d'art sont des tentatives de rendre sous une forme sensible des idées et donc que ces tentatives sont nécessairement ratées parce que les formes sensibles sont inadéquates à l'expression des idées. Pourquoi ? Parce que ce que l'art fait voir, rend sensible n'est pas de l'ordre des idées, mais d'un autre ordre : soit de la réalité sensible, perçue mais de manière confuse, soit du vécu, de la subjectivité incarnée et affectée par le monde.

NB : Ce qui permet de comprendre que certaines œuvres contemporaines n'ont peut-être pas droit au statut d'œuvres d'art qu'elles revendiquent en cela qu'elles ne sont rien sans le discours qui les accompagne et qui en assure une intelligibilité : on pourrait alors dire que l'œuvre est un malentendu sur l'essence de l'art. Si ce que l'œuvre d'art représente aurait pu être dit par un discours ou n'est compréhensible que si un discours vient au secours du spectateur, alors ou bien l'artiste est mauvais et l'œuvre ratée en cela que l'œuvre aurait du suffir ou bien l'art est dans ce cas déplacé : si le discours est la forme d'expression la mieux adaptée, alors aucune œuvre d'art n'a d'intérêt dans ce cas. Elles ne sont alors que des anecdotes qu'un discours tend toujours maladroitement à élever au rang de concept ou, ce qui revient au même, l'illustration anecdotique,  singulière et le plus souvent pittoresque, voire confuse et délibérément obscurcie, d'une idée généralement simple et sans nouveauté ni originalité ni exemplarité.

0 commenti:

Posta un commento

"Rifiutare di avere opinioni è un modo per non averle. Non è vero?" Luigi Pirandello (1867-1936)